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2.0

Chapitre 5: Le tournant de l'extrême sud (2001)

14 Juillet 2013 , Rédigé par D. H. T.

Tout ce dont il se souvient, c'est d'avoir été prisonnier dans un pays étranger, de l'autre côté de la mer. Dans la crainte de la torture, il a mis à profit ses longues plages de solitude pour méditer. Puis, un jour, on l'a sorti de son cachot. Il s'est retrouvé dans un cargo, dont il débarque à présent sur un port méridional de son continent, une grande ville portuaire et industrielle. Un paradoxe est à l'origine de son nouveau voyage. Il veut oublier les dernières bribes de son passé le plus récent tout en allant retrouver son village natal, Roco Blanco, le plus méridional du continent, particulièrement exposé, du reste, à un climat d'agitation politique et militaire sur lequel on reviendra. Le seul moyen pour lui d'atteindre son objectif, l'oubli de la prison, doit consister en un acte symbolique, l'acte de renouer avec ce moment de son existence où il n'avait pas encore de passé. Ceci explique pourquoi, en définitive, sa démarche ne passe pour un paradoxe qu'aux yeux du monde extérieur. En effet, à ses propres yeux, achever d'oublier son passé, parfaire l'amnésie en renouant avec ses racines, relève de la pure logique dans la mesure où, encore une fois, à l'aube de sa jeunesse, il n'avait pas de passé. Pour lui, l'enfance et le passé représentent deux choses différentes, au point où retrouver la première, c'est forcément oublier la seconde.

On le voit quelques jours plus tard, assis sur un quai, témoin des activités du port principal. C'est ce qu'il fait tous les jours, à longueur de journée, au point où les ouvriers le surnomment déjà le fantôme du port. Pourquoi a-t-il perdu le contact avec son village natal pendant tout ce temps? C'est là que l'on en revient à la situation confuse qui règne dans la région de Roco Blanco où, depuis un demi-siècle, on peut voir à quel point les rapports avec l'autre continent, situé plus au sud encore, se sont dégradés. Planté au carrefour de deux influences culturelles mal mélangées, ce village a fait de la piraterie navale sa spécialité et la principale ressource de sa région. Cette anomalie persiste au vu et au su de tous. Une grande violence s'y déploie, qui rend l'endroit inhospitalier. Un jour, un groupe de milliardaires extravagants décide d'y élire domicile. Ces phénomènes, maîtres du monde autoproclamés, justifient leur arrivée en se faisant passer pour les défenseurs d'une cause qu'ils jugent noble. Selon eux, il faut en finir avec l'immigration clandestine, dont cette région constitue un foyer actif, et se proposent d'offrir aux habitants de celle-ci une armée privée qu'ils sont parvenus à lever, afin de lutter contre ce qu'ils prennent pour un fléau. Leur idée a convaincu jusqu'aux pirates qui dominent le lieu, et qui n'ont guère plus de sympathie que leurs mécènes pour les fuites humaines du continent voisin.

De l'autre côté de la mer, une autre bande de milliardaires dite, celle-là, des sauveurs de l'humanité, s'est installée à Covo, la ville la plus au nord, ainsi que son armée qui, elle, entend aider les clandestins à gagner Roco Blanco. Les affrontements entre les deux camps qui en découlent, avec la piraterie au milieu, ont pour seul résultat une boucherie permanente. Seuls survivent ceux qui, terrés chez eux, se font ravitailler par les militaires ou par les marins délinquants. Le héros, ayant senti le vent tourner à l'époque de l'arrivée des maîtres du monde, a pu quitter la région sans encombres. Quant à y revenir, c'est autre chose. Il ne sait comment s'y prendre pour passer la frontière géographique et symbolique de la contrée sanglante, le tournant de l'extrême sud. L'aventure le tente. On verra bien ce que la route lui réserve à son terme. Il se sent revivre, faisant partie de ceux qui pensent que la vie est, à l'intérieur de chacun, ce qui incite à rechercher l'imprévisible.

Il y a aussi chez lui la volonté de terminer ce qu'il a commencé, même si sa responsabilité n'est que partiellement engagée dans certains processus aux causes difficiles à déceler, comme son amnésie partielle. Nul ne sait d'où lui vient cette amnésie. Il ne se souvient pas de l'endroit qui a précédé son emprisonnement, ni de son dernier domicile connu. En faisant l'inventaire de son sac de voyage, il retrouve des clés de voiture ainsi qu'un numéro de place de parking griffonné, pour mémoire, sur un bout de papier. Il se décide enfin à vérifier, avec succès, si ce numéro correspond à un emplacement situé sur le parking du port. Il ne reconnaît pas la ville. Parce que quelqu'un le lui a dit, il n'ignore pas se trouver à Morado, une métropole encadrée par des tours financières imprenables, des cheminées d'usines aux dimensions volcaniques, des hangars portuaires gigantesques et d'interminables chantiers navals dont les rues font peser comme une menace leur charge sur la route du bord de mer.

Au volant de sa voiture retrouvée, il emprunte cette route en direction de l'autoroute. Il n'a pas oublié de savoir conduire son véhicule, une cinq portes où il a rangé son sac de voyage dans le coffre arrière. Vêtu d'un polo bleu marine, d'un pantalon blanc et de chaussures de sport, il apprécie la chaleur de l'été ambiant, même si la sueur ruisselle sur son visage. Personne aux alentours ne remarque son air taciturne, car un embouteillage paralyse la circulation. Comme dans tous les embouteillages, tous les automobilistes s'accusent mutuellement d'être la cause du mal. L'embouteillage fonctionne comme une religion négative, dont l'objet de culte qui se profile à l'horizon entraîne les fidèles dans un climat d'hostilité généralisée. Au bout d'une heure de lente progression, il bifurque vers une station-service, où il f ait le plein avec sa carte de crédit, dont il a remis la main sur le code, déjeune et achète un téléphone portable, pas un gadget dernier cri, ultraplat, inutilement sophistiqué permettant de surfer sur le web, non, juste un bon vieux mobile émettant et recevant des appels. Le caissier lui apprend que les convoyeurs de fonds, n'ayant pas obtenu satisfaction pour leurs revendications auprès du patronat, ont reconduit leur grève et tiennent à présent le centre-ville, où plusieurs de leurs fourgons barrent l'avenue principale.

Quelques minutes après son retour sur la voie du bord de mer, une voiture de sport, derrière, lui fait des appels de phare. Il identifie, en la personne de la conductrice, une femme noire aux formes généreuses, en tenue moulante. A cause de la chaleur et de la clim en panne, il roule la vitre ouverte. Le dialogue s'établit tout de suite quand elle arrive à sa hauteur. Elle désire savoir ce qu'il peut bien faire à Morado un jour pareil, et s'il a le temps de venir boire un verre à la villa, puisque la circulation dans l'autre sens paraît plus clémente. Lui répond à son interlocutrice qu'il avait l'intention de prendre l'autoroute pour aller dans le sud mais que, vu les circonstances, il accepte cette invitation, histoire de sceller leurs retrouvailles, même s'il n'a pas le moindre souvenir de son interlocutrice, ce qu'il se garde bien de préciser.

Cette personne s'avère être la fille du sud, ambassadrice du pays de Covo. La villa en question est donc une ambassade, étrangement située au sommet d'une colline verdoyante, à une cinquantaine de kilomètres de Morado, qu'ils atteignent au bout de trois quarts d'heure. Heureusement pour lui, qui préfère éviter d'exhiber son amnésie, son hôtesse est bavarde, fournissant à elle seule les questions et les réponses. Elle parle tellement et écoute si peu qu'elle peut passer à côté de l'essentiel. Bizarre, pour une ambassadrice. Sur place, elle lui présente un autre invité venu les rejoindre, un commissaire de police physiquement semblable au héros, de taille et de corpulence moyennes, brun au visage carré, mal rasé, que l'on nommera le double. Au bout d'une heure d'échanges de banalités, l'individu reprend le volant de son véhicule tout terrain maculé de boue. Le héros, lui, est retenu à dormir. Le lendemain, en reprenant la direction de Morado non sans avoir remercié son hôtesse, il a enfin conscience de ce que l'amabilité de celle-ci à son égard tient au fait qu'il est originaire de Roco Blanco, en guerre avec Covo dont elle est l'ambassadrice.

Vers les environs de midi, il s'arrête sur le bord de la route pour se restaurer. Sur l'aire de stationnement, un car de touristes monopolise presque l'endroit. Le temps est maussade. En lisant le journal tout en mangeant un sandwich, il apprend que les négociations des convoyeurs avec le patronat ont repris et que, par conséquent, la circulation en ville a provisoirement retrouvé son cours habituel. Il se résout à composer le numéro de sa voisine de Roco Blanco, une amie d'enfance, numéro obtenu par les renseignements. Les événements de sa jeunesse font décidément partie des exceptions notables à son amnésie. La voisine, d'une voix calme, répond au bout de la deuxième tonalité. Il lui demande si tout va bien, et la prévient qu'il sera là en fin d'après-midi. L'autre, de son côté, lui répond qu'elle l'attend pour dîner. Il la remercie, puis raccroche. C'est alors qu'une jeune femme, assise à une autre table de la cafétéria, lui déclare se rendre en stop dans le sud du pays. C'est la fille du nord. Avec ses longs cheveux de couleur claire et ses amples tenues sombres, elle a l'air mystérieuse. La seule chose qu'il apprendra jamais d'elle, c'est le but de son voyage. Venant d'obtenir son doctorat de médecine, elle a l'intention de travailler dans la région de Roco Blanco pour les hôpitaux de guerre financés par la fondation des maîtres du monde.

Faut-il en conclure à l'héroïsme de l'auto-stoppeuse, ou à un mal de sensations fortes dont elle se voit atteinte? Lui ne s'arrêtera plus de se poser la question à ce sujet, si bien que le parcours géopolitique dans lequel il s'engage, d'abord marqué par une conception assez personnelle du temps, et un faux départ, se double à présent d'une quête empathique dont les brisures rendront la route encore plus longue. La métropole d'Arena, qu'un panneau d'autoroute annonce à plus de trois cent cinquante kilomètres de la sortie de Morado à la circulation fluide, au demeurant, depuis que les convoyeurs ont levé leurs barricades, semble plus loin que ce que le héros a imaginé. Il se demande aussi, méfiant à sa sortie de prison, si la fille du nord ne cherche pas à fuir quelque chose. Pour elle, il change donc ses projets, rappelle sa voisine. Il veut maintenant prendre la prochaine sortie, attendre le soir, passer la nuit dans n'importe quel hôtel et repartir le lendemain matin de façon à arriver à Roco Blanco en début d'après-midi, ce qui leur laissera le temps de voir venir. Il cherche en fait à mettre sa passagère à l'épreuve. Il pense, il ne sait plus à quel propos, qu'Arena est la porte d'entrée de la péninsule méridionale et le dernier grand rempart de la civilisation où il a fait ses armes.

La sortie qu'ils empruntent ne se trouve qu'à trente kilomètres de Morado et donne sur Herba Rossa, une commune réputée pour la qualité de son vin, à en juger les élégants panneaux publicitaires qu'ils rencontrent avant de s'engager dans un paysage de vignes. Le héros fait remarquer à sa passagère que l'agglomération doit se trouver au bord de la mer et que, par ailleurs, il y a moins de relief qu'auparavant. Les vignes s'étendent à perte de vue. On jurerait qu'il n'y a rien au-delà. Le vin coule à torrents, dans cette région, c'est certain. Le centre-ville s'annonce, ainsi que les plages et la discothèque, à quelques kilomètres plus au sud. Le héros préfère tourner avant, se gare sur le parking d'un hôtel situé entre deux propriétés viticoles, loin de l'agitation touristique.

Le patron de l'hôtel, un homme mûr, mâte de peau, vêtu d'un costume en lin, convie le faux couple à partager son dîner en présence de la fille de l'ouest, son épouse, au troisième et dernier étage du bâtiment, dans leur appartement privé. Pendant que le héros se charge des chambres à la réception, l'hôtelier des vignes s'entretient avec l'auto-stoppeuse dans le bureau situé juste derrière l'accueil. Le mobilier classique de la pièce se voit à peine troublé par le mouvement discret d'un ventilateur de plafond, et par le contour brisé des feuilles de quelques plantes disposées dans les angles pour en faire éclater l'austère géométrie. Par la fenêtre, le sable du parking, entre deux vignes, met en valeur la voiture du héros ainsi que quelques rares autres véhicules. Le directeur explique à la jeune femme que la saison n'a pas encore vraiment commencé pour lui. Son confrère du bord de mer se charge d'accueillir en masse les estivants. Lui, pour sa part, recevra une clientèle plus tardive, appréciant les bains de mer en septembre, période où les criques sont plus calmes et préférant, passé le coucher du soleil, se retirer dans le proche arrière-pays.

A l'heure de l'apéritif, les deux hommes parlent de l'évolution des affaires dans la région. Le héros doit rapidement se tenir au courant des nouveaux tenants et aboutissants du milieu, aussi l'entrevue planifiée le lendemain avec l'hôtelier de la mer, à l'occasion du déjeuner organisé à la mairie par le maire en personne, que l'on nommera le chef, précédemment réélu mais anxieux à l'approche des nouvelles élections municipales, permettra-t-elle à de vieilles affinités professionnelles de se révéler enfin. Pendant ce temps, la fille du nord, sortie d'une longue séance de sauna, finit de se préparer. La fille de l'ouest, de taille mannequin avec des cheveux platine, vêtue d'un jean et d'un chemisier, attend ses invités un verre de whisky à la main. Les autres apprennent que, sous son apparence décontractée ce soir-là, il s'agit en fait d'une grande couturière. Elle se montre peu en ce moment. Au sommet de la consécration, elle a décidé de se retirer du circuit et de revendre sa marque, au prix fort bien entendu, à la société chargée de commercialiser ses créations. Impossible de dire si la fille du nord s'intéresse ou non à la conversation. Elle écoute, semble captivée. La voisine de Roco Blanco devra patienter encore un peu avant de revoir son ami d'enfance. Certaines choses, parmi les vignes, restent encore à éclaircir. Il ne faut prendre aucun risque.

Les parents de l'hôtelier avaient passé leurs vacances estivales sur le site balnéaire de Roco Blanco à plusieurs reprises consécutives, quelques années avant l'arrivée des milliardaires. Les images vidéo défilent sur l'écran de la salle à manger, qu'ils regardent en savourant le digestif. D'abord il y a la route, une route sinueuse et bordée de buissons épineux, une route sinueuse mais large, large et dominante. On observe les voitures du sens opposé venir de loin, disparaître pendant quelques secondes au détour d'un rocher saillant comme un pas en avant vers la mer, un futur cétacé à jamais empêché dans sa course vers son évolution marine, fossilisé. On voit un rocher, ici et là, ressembler à un grand animal terrestre qui aurait pu devenir marin à moment donné, il y a très longtemps, mais qui le devient quand même, marin, à force de subir le vent salé lui surgissant, méridional, en pleine figure. Les voitures disparaissent mais en un point précis, et la vidéo doit se retenir de trembler pour localiser ce point, car la vidéo tremble à la manière d'un même mot qui revient pour recommencer une phrase parfois à peine différente de la précédente. En un point précis, précis bien que laissé à l'intuition de chacun devenue trouble à force de soleil, toutes les voitures se rejoignent sur un rocher, sur une terrasse naturelle. En un point précis, le continent menace de rompre et les voitures se rassemblent. Ce rocher, cette terrasse, cette violence faite à la route, c'est le tournant de l'extrême sud. En ce point précis, une distinction enfin se fait jour entre les uns, motivés par leur seule confrontation visuelle avec le village, en bas sur la côte, et les autres, empruntant l'escalier aux dix-mille marches menant à Roco Blanco, fondu dans la blancheur aveuglante, austère et intense du paysage. Pour les premiers, admirateurs distants de la marche, les aventuriers finissent par ne plus se distinguer de leur destination, où sévit la piraterie. Pour les premiers, il ne reste plus alors qu'à rebrousser chemin. Venue du sens opposé à celui de la caméra vidéo, une voiture réapparaît ainsi au détour d'un rocher, tandis que la route, derrière elle, continue de se perdre dans la blancheur.

Dans la pénombre du hall d'entrée, la fille de l'ouest, seule et immobile, attend bientôt un taxi. Elle doit se rendre dans le centre-ville pour rejoindre une de ses amies, la directrice de la discothèque, que l'on nommera la maîtresse de cérémonie, épouse d'un mafieux local que l'on nommera, improprement, l'animal, alors en déplacement à l'étranger pour affaires. En l'absence de son mari, la maîtresse de cérémonie a reçu des appels anonymes et ne se sent pas tranquille quand, à l'aube, elle regagne seule son domicile. La fille de l'ouest s'est donc proposée de la raccompagner certains soirs. Cela tombe bien, car elle a elle-même du mal à trouver le sommeil ces temps-ci. Envisager de se retirer n'est pas une chose facile, mais elle en éprouve en même temps la nécessité. Il lui faut donc apprendre à faire partie du décor de cette région, partagée entre affairisme local et tourisme international. Ce deuxième aspect lui convient mieux que le premier. D'ailleurs, le chef n'hésite pas à présenter Herba Rossa comme le fief de la grande couturière. Après le départ du taxi, l'hôtelier des vignes et ses invités continuent de prendre l'air chaud du soir sur la terrasse du troisième étage de l'hôtel. Il a trop bu au cours du dîner et s'efforce de le cacher. Il se laisse quand même aller à tenir des propos indiscrets sur sa femme, quand par exemple il insiste sur l'étrangeté, à ses yeux, du comportement de celle-ci. Le héros, lui, ne souffre pas d'insomnies. Il pensera déjà moins, en s'endormant, à l'étrange passivité de la fille du nord, manifestement peu pressée, en définitive, de se rendre dans le sud.

La fille de l'ouest fume une cigarette à l'arrière du taxi. Comme il y a des hauts parleurs de son côté, elle profite du programme nocturne de la radio locale, à l'époque de vieux morceaux de funk remixés au goût du jour. Elle ressent cette musique, elle l'a intégrée à son histoire. Bon nombre de ces rythmes à la fois rudimentaires et subtilement syncopés, de ces basses percutantes, de ces sons synthétiques diffus, de ces voix maîtresses alliant l'énergie, la sensualité, le calme intérieur sans forcément privilégier la performance technique, de ces refrains simples et efficaces, à la limite du plaisir et de l'obsession, bon nombre de ces chansons entraînantes, qui ne sont ni vulgaires ni racoleuses, ont accompagné, d'une saison à l'autre, d'une mode à l'autre, les défilés de ses nouvelles créations vestimentaires.

On peut croire que la musique n'apparaît, dans le travail de la couturière, qu'à ce moment de consécration éphémère et tenace. On peut oublier que les vêtements, via le déhanchement des modèles, suivent le rythme, se mettent à bouger en cadence. On peut ignorer que la sortie du disque a précédé l'idée, l'image même de la robe à ses balbutiements. Mais une idée, ce sont des mots, des sons, des timbres qui résonnent, qui se déforment et qui persistent dans le souvenir. Et une image, ce sont des lignes, contrastes et enchevêtrements mélodiques des plis d'un tissu toujours rehaussé au bon moment par le chatoiement d'une matière, d'une couleur vive où se retrouve, à la lumière des spots, l'éclat d'un arrangement pour saxophone appelé par la fin d'un couplet, avant le retour des choristes, des mannequins.

La fille de l'ouest a toujours pensé, a toujours vécu sa passion et son métier au gré de cette métaphore, aussi à l'origine de chacune de ses idées, de ses images, de ses dessins, est-ce toujours une musique qu'elle retrouve dans ses souvenirs, une chanson sur laquelle ont dansé les gens avant de venir admirer son travail, et elle de se dire inconsciemment que, si leur danse doit préfigurer, entre deux tranches de vie, un nouveau moment de rêve auquel ils seront tous conviés, alors le défilé sera ce moment, prolongement vivant de la musique dont ils demeurent l'incarnation. L'actualité du monde, dans ses aspects les plus sensibles et les plus rayonnants, n'est-ce pas avant tout l'union de l'homme et de la femme qui sentent leur vie se régénérer au contact l'un de l'autre dans la chaleur et l'appel d'une voix, d'un souffle, d'un battement de cœur dont ils reconnaissent le signal et dont toute piste de danse peut s'avérer être l'espace privilégié? L'actualité du monde, en un mot, n'est-ce pas sa musique, et n'est-ce pas dans la musique, de ce fait, que tout créateur de mode doit puiser l'inspiration pour suggérer à ses spectateurs, à ses acteurs, l'image qui sera peut-être la leur, à travers les vêtements qu'ils porteront lors de leur prochaine danse?

Les cigarettes se consument l'une sur l'autre. Que faire de toute cette cendre? Que faire de son corps qui s'en va, une bouffé de nicotine après l'autre? Comment gérer cette perte? Elle se dit que le meilleur moyen de s'y faire est d'apprendre à aimer sa propre mort tout en continuant à vivre intensément. Plutôt que de voir l'existence en noir et blanc, elle préfère la voir en or, comme dans une fameuse publicité de l'époque, d'une marque concurrente mais dont elle apprécie la pertinence du message. Le héros découvrira bientôt l'enthousiasme sous la froideur apparente de cette femme, un style complexe qui, par le désir suscité, redonne espoir. Tous les hommes ayant connu l'échec et le naufrage partagent avec elle, sans le savoir, un même rituel: boire un verre de whisky à sa santé, à l'heure où le soleil se couche, sinon en plein cœur de la nuit.

Le taxi s'arrête chez un garagiste, qui a spécialement ouvert ce soir pour qu'elle puisse récupérer sa voiture, laissée en réparation. Pendant qu'elle inspecte l'engin, le taxi repart en direction d'Herba Rossa. Ce faisant, il croise le véhicule tout terrain du double, toujours maculé de boue, qui s'arrête pour demander du secours, car il a dû intervenir dans un foyer, situé dans un hangar voisin, d'immigrés clandestins suspectés de trafic d'armes et, au cours de la fusillade, il a été blessé d'une balle. Il sent, en l'espace de quelques minutes au contact de la terre, de l'air et des formes de la nuit, les forces de l'intérieur lui révéler, au-delà des mots, les enjeux de son existence comme autant de significations des épreuves qu'il va devoir traverser. Il essaie de résister tout en sachant l'effort trop grand. La chair arrachée. La douleur. Il saigne abondamment au bras droit. Le résultat de l'opération est une réussite et c'est lui qui en a assumé les plus gros risques. Il a tué d'une balle, et sans pour autant devoir encourir le moindre reproche relatif à une éventuelle bavure, le criminel en question. Cependant sa propre blessure lui fait mal et le gêne, sans compter le sang qui, en coulant, a sali le siège conducteur. Sur le lieu de l'intervention, aucune équipe d'infirmiers n'ayant été prévue en cas de coup dur, personne n'a pu lui porter assistance. Il lui a donc fallu se rendre à ce garage, n'ayant pas voulu déranger les riverains, d'autant plus qu'il connaît assez bien le garagiste, lequel possède des notions de secourisme.

L'allume-cigare ne marche pas. Elle a pourtant cru tout vérifier. Pense-t-elle davantage à l'air qu'elle respire, y compris quand elle ne fume pas, c'est-à-dire quand elle dort, comme cela arrive aux pires insomniaques? Pense-t-elle, dans ses rêves, à l'air qu'elle respire? Pas moyen de s'en griller une. Elle a oublié son briquet chez le garagiste, sur le comptoir, au moment de régler. Donc elle respire sans fumer. S'agit-il d'un rêve? Elle ne se souvient pas de l'instant où elle s'est laissé prendre par le sommeil. Elle éprouve une sensation qui ne lui paraît pas incompatible avec l'ambiance étrange de la boîte de nuit qu'elle s'apprête à rejoindre, le temps d'arriver à Herba Rossa. Puisqu'elle rêve, il lui faut assumer sa nouvelle croyance en l'irréalité des instants qu'elle est en train de vivre. Elle peut théoriquement se permettre de faire plus de choses qu'en état de veille.

Le double, au moment où il reçoit les premiers soins, voit passer lentement devant lui la voiture de sport, qui lui rappelle celle de la fille du sud. Comme les vitres sont teintées, il ne peut identifier la conductrice avec une absolue certitude, mais il croit savoir qui elle est. L'envergure internationale de la couturière le laisse de marbre. Outre le fait qu'il ne se passionne pas pour la mode, son attachement régional l'incite plutôt à essayer de déterminer quelle place occupe la fille de l'ouest sur le territoire dont il a la surveillance. Il sait qu'elle appartient, en tant qu'épouse de l'hôtelier des vignes, à la bande de la mairie, et il n'a aucune sympathie pour ce milieu. Car la bande de la mairie, c'est d'abord et surtout l'animal, grand spécialiste notoire des financements occultes, renflouages de caisses et autres blanchiments d'argent sale, l'animal à qui le commerce du vin et la discothèque servent de couverture.

A cause de cet énergumène imbu de sa soi disant respectabilité et de son prétendu dévouement communautaire, une partie des supérieurs hiérarchiques du commissaire servent à présent de faire-valoir au grand banditisme méridional, ce qui ne va pas sans donner du fil à retordre aux policiers relativement honnêtes qui, comme ce dernier, s'efforcent d'accomplir leur tâche malgré les séditions internes. Quant au chef, lequel doit le renouvellement de son mandat aux promesses faites à la population d'Herba Rossa, à grand renfort d'affiches et de slogans concernant la peine de mort pour les terroristes, il s'en faudra de beaucoup, cette fois-ci, pour qu'il remporte de nouveau les élections municipales. Personne ne remet plus en cause l'incompétence de son équipe dans la gestion du dossier de la piraterie maritime. Car si, à cinq cent kilomètres à la ronde, le foyer de cette forme de criminalité se trouve bien à Roco Blanco, il s'est ménagé, ici et là, des ramifications que la politique complaisante du chef n'a pas réussi, malgré son engagement apparent au moment de la campagne, à éradiquer le moins du monde.

Et puis, ses formules ont entretenu la confusion. Le double, lui, sait bien que la piraterie ne relève pas forcément du terrorisme et qu'une telle assimilation ne peut que faire ressortir, contrastivement, le rôle héroïque autant que sécuritaire de l'animal. Les conséquences, néfastes pour la police bien qu'indirectes par rapport à celle-ci, de tant de corruption, de maladresse et d'inefficacité se font sentir via une tendance, au sein d'une partie de la population, au dénigrement systématique des forces de l'ordre. Cette ambiance malsaine contribue-t-elle à la prospérité du tourisme, de l'hôtellerie et des autres secteurs qui, dans la région, dépendent de ceux-ci de près ou de loin? Les affaires, en un sens, marchent plutôt bien. Mais, d'après le double, elles pourraient être meilleures. Pouvoir exploiter un cadre de vie privilégié, attractif pour de riches estivants venus du monde entier, constitue un atout susceptible d'expliquer bien des succès. Faut-il, pour autant, s'assujettir à tous les débordements comme si ces derniers constituaient autant de fatalités?

Voilà deux jours que la couturière ne parvient pas à joindre son attachée de presse. Tout en se laissant aller à la longueur de la route bordée d'oliviers faiblement éclairés, elle évoque à part elle-même, dans la solitude des arbres à la présence diaphane et cérémonieuse, le sentiment de ne plus appartenir au monde des vivants. Ces oliviers font partie de son rêve et de son inquiétude soudaine et persistante. Elle pense, depuis un certain nombre d'années, ne plus avoir à se poser la question de sa propre image ni de la dépossession de cette dernière. Une telle philosophie ne vient pourtant pas à bout de sa fragilité. Il règne décidément une telle solitude sur cette route. Elle n'aurait pas dû se remettre du fond de teint dans les toilettes du garage. Cette crème encore expérimentale, à peine sortie de ses laboratoires de beauté, semble avoir des effets de drogue. Pourquoi son attachée de presse demeure-t-elle injoignable? Les idées se mélangent dans la tête de la conductrice, à une allure vertigineuse. D'ailleurs, elle accélère de plus en plus. Les vignes ont disparu. L'agglomération n'est plus très loin. Les lumières, à l'horizon, en deviennent perceptibles. Tout au décalage entre ses remous intérieurs et l'image impeccable qu'elle veut donner d'elle-même, pourquoi devrait-elle s'en faire outre mesure d'avoir écrasé un type, sur la route, alors qu'elle se disait, sans plus savoir à quel propos, que deux jours c'était beaucoup trop long?

Le double descend de sa voiture. Par prudence, il s'est garé sur le bas côté. Non sans ménager son bras blessé, à présent recouvert d'un pansement, il sort et se dirige vers le corps. C'est un monsieur, un monsieur mort. Quelqu'un a dû le renverser par inadvertance. Qui a bien pu faire une chose pareille? Spontanément, au mépris de la scène du crime ou de l'accident, il soulève le cadavre et traîne ce dernier hors de la route, à l'abri de l'éventuel passage d'un autre véhicule. Il revient sur son interrogation. La police est corrompue. Il le sait. Ses supérieurs hiérarchiques se font arroser. Pendant ce temps, il doit garder la langue de bois sous peine de rencontrer toutes sortes d'embûches. Il n'est pas en position de force. Cela le rend coupable. Il n'appellera pas ses subordonnés pour leur demander de faire le ménage. Il s'efforcera lui-même de redorer le blason de son métier aux yeux du public. Quand l'opportunité de la rencontre avec la mort s'offre à lui, il prend tout son temps. La confrontation avec un cadavre correspond à une suspension de ses heures règlementaires, des heures de la corruption, des heures tout court. Des signes fascinants s'inscrivent alors dans sa mémoire profonde.

Il faudrait retenir son souffle un moment, marquer une pause, puis prendre le temps de parler de ces signes. Il faudrait prendre le temps de raconter l'histoire du double comme celle de tous les autres. Il faudrait s'éloigner de la route, se diriger vers l'horizon des lumières de la ville, oser voir ce qu'il y a au-delà, prendre place sur les pierres et attendre l'aube, sentir ses forces lâcher prise, s'abandonner enfin à l'épuisement. Il faudrait se reprendre pour faire face au mystère, se tenir debout et donner ainsi l'exemple au trépassé. Ce n'est pas si difficile. Le double était assis, voire couché, tout comme le cadavre. A présent, il se lève. Il suffit d'un geste, d'un instant. L'effort n'est pas si terrible. Peut-on mourir au point de n'avoir même plus en soi l'énergie d'accomplir ce geste anodin, alors que les particules continuent de danser? Le double aussi a été percuté de plein fouet par un projectile lancé à toute vitesse. En restant debout, il ne passe pas loin de la mort tandis que, l'autre couché, il passe à côté de la vie, ce qui les rapproche. Il va l'aider, il va le porter, ils vont marcher, laissant la voiture derrière eux, car le temps de la récupérer viendra bien assez vite. Ils laissent la mort derrière eux. Ce n'était qu'une fausse alerte. Ils repartent annoncer aux autres vivants la bonne nouvelle de son retour. Et tant pis si la tête de l'accidenté, retombée sur sa poitrine, ne laisse voir que ses cheveux à ceux qui, venus d'en face, s'en retournent à l'hôtel parmi les vignes.

Parfois, on a l'impression que la solitude physique n'existe pas, tellement les autres surgissent de toutes parts, surtout quand on veut les éviter. Peut-être le double veut-il posséder la route à lui seul, histoire de se reposer dans la continuité, dans la plénitude d'une longue ligne droite sans encombrements. Cependant, voilà que l'autre apparaît, l'entraînant dans une marche vers l'aube naissante. Le double n'imagine pas à quel point il est entouré au moment d'entamer sa promenade entre la vie et la mort, il n'imagine pas à quel point il est contenu dans le regard de quelqu'un d'autre. Pourtant, un témoin a assisté à la scène, un témoin dont nul ne pourrait expliquer la présence. Surveillait-il sa terre? Attendait-il la venue des habitants de Mars? Toujours est-il qu'il a tout vu, le regard plein d'incrédulité.

La fille de l'ouest se gare n'importe où. La boîte n'est plus très loin. Son enseigne lumineuse se fait sentir dans les parages. Il suffirait de peu pour s'y rendre. En sortant, elle s'aperçoit, à l'inclinaison des roues, qu'elle a mal redressé le volant. Se trouve-t-elle sur un parking? La discothèque dispose, à l'attention de ses visiteurs motorisés, d'un nombre de places assez conséquent compte tenu de la fréquentation touristique, et le vaste terrain, bondé, touche le sable d'une plage située plus bas. La roue avant gauche du bolide mord la plage. Un malpropre a vidé son cendrier dans les herbes, et ça sent l'urine. L'air, chaud et humide, lui donne envie de vomir. La lune demeure invisible et aucune étoile ne paraît briller. L'impression de vivre un rêve, de sombrer dans une lente folie, se fait toujours sentir. Son vide affectif s'affirme plus que jamais comme la nécessaire contrepartie de sa réussite sur le déclin. Elle a une idée de jeu, qui consiste à essayer d'éviter tout contact physique avec les badauds. Tout contact verbal aussi. La maîtresse de cérémonie qui, au même moment, dans son bureau, vient de remplacer l'ancien disc-jockey, accro à l'héroïne, par un nouveau, sera la première personne à qui la fille de l'ouest s'adressera depuis son départ du garage. Venue de l'autre continent, la maîtresse de cérémonie fait partie de ces jeunes femmes, âgées de vingt à quarante ans, aux cheveux noirs, à la peau brune et aux formes généreuses.

Le chef et la fille de l'ouest se promènent dans le parc de la mairie en attendant l'heure du déjeuner. La couturière est arrivée en avance. Elle a, comme prévu, passé la nuit chez la maîtresse de cérémonie, qu'elle a raccompagnée à son domicile. Il n'y a eu, dans la nuit, aucun appel téléphonique, et elle n'ont surpris personne en train de rôder autour de la propriété, ni même aucun bruit suspect. Bien sûr, la maîtresse de cérémonie peut compter sur le service d'ordre que son mari laisse, quand il s'absente, à sa disposition. Mais une autre présence féminine la rassure davantage. Elle ne se sent pas vraiment à l'aise dans ce milieu de criminels. Elle a cru, entre son pays à feu et à sang et sa situation actuelle, choisir le moindre mal. Il lui faut désormais faire avec ce choix, qui présente certains avantages. Elle n'a plus à se prostituer, l'animal ne la bat pas et a même des égards pour elle, leur villa non loin de la mer est superbe et la vie, en dehors des problèmes de la boîte de nuit, paraît invariablement douce et agréable. Subsiste une inquiétude profonde face à la menace de la violence, que l'animal et les siens exercent contre les autres mais qui peut, pour cette raison même, se retourner contre eux à tout moment. Perdus dans leurs pensées respectives, le chef et la fille de l'ouest marchent ainsi pendant un certain temps. Le parc de l'hôtel de ville, somptueux, comprend de vastes allées bordées de pins parasols ombrageux. Le ciel est toujours gris, mais il ne pleut pas encore.

La mairie, dissimulée par la pinède, a disparu derrière eux. Ils prennent place quelques instants sur un banc de pierre au bord du chemin, demeurent silencieux en regardant l'étang qui s'offre à leur vue, à une dizaine de mètres devant eux. Le chef, lui, n'a qu'une seule chose en tête: sa carrière politique, qui revient toujours le hanter. Issu d'un milieu de gros industriels, grâce aux relations de sa famille il s'impose d'emblée sur la scène politique nationale. Victime du journalisme d'investigation, qui n'est en fait rien d'autre que le bras armé de ses adversaires, il se voit obligé de démissionner de son poste de ministre de l'intérieur suite à un scandale écologique et financier, où il a cherché à faire éliminer les membres d'une organisation militante en vue d'étouffer une affaire d'essais nucléaires dans des eaux territoriales d'outre-mer, pour lesquels on l'aurait commissionné. Devenu chef de parti politique le temps de se faire oublier, il contribue à revendre des armes à des révolutionnaires de l'autre continent, ce qui lui permet de financer plusieurs campagnes électorales. Découvert là aussi, le voilà qui se rabat sur la mairie de la capitale où, durant son mandat, il est mêlé à des histoires de détournement d'argent, de financements occultes et d'emplois fictifs. Puis, pour d'obscures raisons, on le bombarde tout d'un coup ministre de la santé, bientôt reconnu responsable dans une affaire de sang contaminé. Quelques années plus tard, impliqué en tant que ministre des affaires étrangères dans une transaction de frégates au profit d'un grand groupe pétrolier, il démissionne de nouveau et se retire de la politique nationale.

Son projet pour Herba Rossa, à l'heure de la mondialisation, consiste à gérer la région comme une entreprise dont la ville serait le siège. Il faut, selon lui, détruire les grands ensembles patriotiques, juridiques et culturels pour accéder à une libre gestion locale de problèmes économiques universels. A partir de là, les choses deviennent simple, à condition de prendre l'argent d'où il vient, au mépris des lois nationales décrétées caduques, ainsi que de la prétendue lenteur dans l'évolution des mentalités. C'est dire le personnage, un pachyderme humain à moitié chauve, fatigué, avec des cernes grises sous les yeux, laborieux, la bouche ouverte, comme suffoquant dans son costume cravate.

La couturière sait que ces rares moments d'oubli, apparemment méditatifs, sont en partie calculés, car ils annoncent toujours une chose importante que le maire veut dire à la personne avec laquelle il s'isole. Comme, du reste, une heure les sépare toujours du déjeuner, il prendra tout son temps. Il commence par lui demander si elle a lu le journal du jour. N'ayant pas l'habitude de se passionner pour le sujet, elle semble surprise de la question. Où veut-il en venir? Il sort le quotidien de la poche intérieure de sa veste et le déplie de façon à rendre la première page bien visible. Au centre, la photo d'un homme marchant face à l'objectif laisse voir, à ses côtés, un autre homme qu'il porte, l'air inanimé, la tête retombée sur sa poitrine de façon à ne laisser voir que sa chevelure défaite, non son visage. On peut reconnaître la route qui mène à Herba Rossa, à l'entrée de l'agglomération, sous une lumière d'aurore.

Le titre: "Le commissaire rend à la police locale ses lettres de noblesse" domine l'image. Une telle couverture représente pour lui, le chef, un argument électoral en ces temps troublés. A présent, alors que ses chances se trouvent compromises à cause du fameux dossier de la piraterie maritime, il tient avec cet article le moyen de s'imposer de manière définitive sur le littoral, qu'il compte bien s'approprier enfin en l'assujettissant à sa politique révolutionnaire. L'article en question, à la page 5, traite, en une dizaine de paragraphes, de l'héroïsme avec lequel le commissaire, au terme d'une nuit harassante couronnée par l'élimination d'un dangereux terroriste, événement qui fait lui aussi l'objet d'un article sur la même page, a ensuite, au mépris de sa blessure au bras, décidé d'attirer l'attention sur la présence de la police, afin de corriger l'image péjorative et injuste que la population locale, manipulée par les partis politiques de l'opposition, se fait des forces de l'ordre.

L'intervention du double a consisté à porter sur son dos, jusqu'au centre-ville, le cadavre d'un accidenté de la route. Ce geste, à la fois physique et symbolique, doit montrer à qui veut bien le voir que la police se soucie des gens, de tous les gens, jusque dans la mort. Aussi les électeurs herbarossiens, sensibles comme tout un chacun à l'autorité médiatique, reviendront-ils sur l'idée irrationnelle qu'ils se font de l'insécurité ambiante et du laisser-aller censé caractériser les pouvoirs municipaux. On réalisera bientôt que le jour où le pays a été débarrassé d'un grand criminel, le chef était encore maire d'Herba Rossa. Au nom du maire, un gradé de la police a même poussé le zèle jusqu'à ramener à la morgue, bien que blessé par son service, le corps d'un homme écrasé. Et tout cela grâce à la fille de l'ouest. Car c'est bien elle, n'est-ce pas, la chauffarde?

Le maire adjoint, que l'on nommera le rival, est un homme ambitieux et violent. Sa femme en sait quelque chose. A l'entrée de la mairie côté jardin, il accueille le chef et la couturière à bras ouverts, comme s'il faisait les honneurs de sa propre maison. Voir un spécimen aussi brutal s'avancer avec un large sourire entretient la peur. On appréhende d'autant plus le moment où un tel chien féroce va sauter à la figure de ses interlocuteurs pour les dévorer. Le rival est un enfant de la rue, un cancre des vieux quartiers de Morado, un voyou qui s'est battu et qui a tout fait, même l'innommable, pour se tailler une place dans le milieu, protégé par un gourou de secte, un richissime mécène qui l'a promu au rang de ses lieutenants, de ses pions destinés à infiltrer l'échiquier politique. S'il ne faut retenir qu'un aspect de sa description physique, outre sa forte stature, ce sont ses yeux cruels et son visage en lame de couteau. La fille de l'ouest, à part elle-même, a surnommé l'épouse du maire adjoint la blonde avec un œil au beurre noir.

Le héros dort à l'arrière de la voiture. Pourquoi une telle fatigue? Il ne s'est pourtant pas couché si tard. Ses premières nuits hors de prison ont peut-être remis en cause le rythme auquel il s'est habitué, rythme tributaire de ses conditions d'incarcération et notamment de la nécessité, parfois, de dormir plus pour surmonter l'ennui que ressentent les prisonniers. L'hôtelier des vignes conduit en silence. La fille du nord, occupant la place du mort, n'en dit pas davantage. Curieuse fille. Comment son épouse lui a-t-elle accordée sa sympathie aussi facilement? L'auto-stoppeuse exerce-t-elle quelque pouvoir hypnotique? De quelle façon? Mystère.

La mairie d'Herba Rossa reste habituellement fermée au public. Les différents services administratifs accessibles se voient répartis dans l'agglomération, mais l'hôtel de ville, en retrait, affirme sa fonction purement emblématique. En fait, sur une décision du chef, ce n'est plus la maison de la municipalité. C'est la maison du maire. D'ailleurs, il y passe le plus clair de son temps, abruti par le bon vin et par la bonne cuisine, manipulant à distance ses hommes de main, lui-même manipulé par l'animal. On reviendra plus tard sur la localisation du bâtiment par rapport au reste de la ville. Ce qui compte, à l'heure de ce déjeuner, c'est la présence nouvelle de l'homme de l'est à Herba Rossa et les bouleversements annoncés par cette présence à l'échelle occulte de la politique locale, sur l'initiative du maire adjoint dans le but d'évincer le clan de l'animal. Il faut savoir que l'homme de l'est, riche investisseur attiré par le Sud Ancien et par les potentialités de ce dernier en matière d'immobilier, de tourisme et de loisirs, n'a guère mieux à offrir à cette région que ce que l'animal y défend déjà: la drogue, le jeu, le racket, la prostitution, la contrebande et les délits informatiques. A peu de choses près, leurs moyens financiers, leurs affaires et leurs méthodes douteuses se valent.

Ce que le rival veut faire, c'est remplacer un bandit par un autre bandit. Dans quel but? La tentative de créer un culte de la personnalité autour du tandem formé par le chef et par l'animal a échoué. La police est notoirement corrompue et les pirates sévissent toujours, menaçant pêcheurs, marchands et plaisanciers tout en s'appropriant les différentes zones portuaires de la côte, où violences et larcins se multiplient, au point où l'on accuse le maire de ne rien faire pour aider la police à éradiquer ce fléau. Du coup, le chef se voit soupçonné de complicité avec les frères de la côte qui aident, en contrôlant les eaux territoriales, le trafic de drogue et la venue clandestine des prostituées de l'est et de l'autre continent. C'est la vérité confuse. Pour le maire adjoint, cette confusion doit cesser. Son supérieur, dans ses plans, fait preuve d'une trop grande sophistication. Il vieillit. L'idée selon laquelle le gouvernement du pays ne s'investit pas assez dans la police municipale s'avère bonne. Elle détourne l'attention du grand public sur une autre sphère de responsabilité, permettant aux élus locaux d'exploiter le thème de la délinquance. Il faut garder cette idée. Seulement, elle ne suffit pas. A présent, l'animal n'a plus aucune crédibilité. On le croit de mèche avec les pirates, et cette corrélation dans les esprits s'exerce au détriment de l'image de la politique herbarossienne. Il s'agit donc de débarrasser Herba Rossa de son clan. Là où le chef et le rival se rejoignent par contre, c'est sur l'aubaine que constitue pour eux l'héroïsme dont le commissaire a fait preuve au cours de la nuit précédente.

Après le déjeuner, le héros se promène avec la fille du nord dans les ruelles du vieux quartier. La jeune femme a l'air de bonne humeur. De nouvelles opportunités se sont présentées à elle depuis leur arrivée à Herba Rossa. Quelles opportunités? Personne n'en saura davantage. Dans une boutique, elle voit une robe courte, de couleur bleu marine, qui lui plaît. Il décide de la lui offrir. Ne pouvant payer directement avec sa carte bleue chez le petit commerçant en question, il descend la ruelle, contourne le parking public et se retrouve pratiquement à une rue du bord de mer où, à côté de la terrasse d'un bar, il trouve un appareil distributeur. Surpris, compte tenu de la grève des convoyeurs, de pouvoir se procurer du cash aussi facilement, il se rend au bistrot pour boire un verre, prétexte qui lui permet de se renseigner auprès du barman. Celui-ci paraît embarrassé par la question. Laconiquement, il répond au héros que, à Herba Rossa, les convoyeurs sont heureux de faire leur travail. En fait, l'étranger apprendra plus tard, auprès de ses relations de la mairie, que ceux qui attaquent les fourgons blindés dans les autres villes de la région, y compris à Morado, dépendent de l'animal, par ailleurs directeur d'une société de convoyage exclusivement basée à Herba Rossa. Menacer de tels convoyeurs correspondrait à une guerre civile au sein du clan mafieux.

Le héros se sent soudain déconnecté de tout. Il se dit, en vidant son verre, que cet endroit brouille ses points de repère. Penser à Roco Blanco, c'est voir trop loin pour l'instant. Il doit se concentrer sur l'instant présent pour ne pas perdre la tête. Son inquiétude monte en lui, cependant qu'il met un soin particulier à glisser de ses propres mains, quelques minutes plus tard, la robe dans le sac que lui tend l'homme du magasin, sous le regard de la fille du nord. Pourtant, il faut qu'elle comprenne. Il faut qu'elle comprenne le besoin qu'il éprouve d'aller vers elle, de s'arrêter sur leur rencontre, d'oublier un instant les autres et de partager avec elle cette suspension de l'action. Ils se sont installés sur une autre terrasse, détachée de la vieille ville, le temps d'une des rares lignes droites de la sinueuse route du bord de mer. Là, ils peuvent avoir l'impression de ne plus se trouver en ville, mais dans un ailleurs à la fois proche et lointain. Dire que quelque part, au bout de cette même route, se trouve Roco Blanco. Ils sont de ce fait liés au but de leur voyage.

Cela contribue-t-il à rendre au héros une certaine assurance? Toujours est-il que, en contradiction apparente avec son désir de rentrer dans l'intimité de la jeune femme, il se met à lui parler des affaires de la région. N'en a-t-il pas été que trop question lors du déjeuner de la mairie? Peu importe. Ce sujet de conversation peut servir de biais à une introspection plus profonde, davantage liée au plaisir de la sensation d'oubli où il veut se noyer avec elle. De quelle manière ce biais peut-il opérer? Il l'ignore. Mais il a une intuition, celle qu'il vaut mieux pour l'instant rester sur le terrain de l'anodin, de l'impersonnel, de la politique. S'il arrive à simplifier les choses, à les présenter à son interlocutrice sous un jour plus accessible, sans doute gagnera-t-il un peu de la confiance qu'elle semble refuser à tous. D'ailleurs, la situation à Herba Rossa n'est pas si compliquée. Tout dépend du point de vue adopté. Certains n'ont-ils pas intérêt à brouiller les pistes pour se préserver du danger que représentent à leurs yeux les fluctuations de l'opinion publique?

En somme, que se passe-t-il à Herba Rossa? Un vieux maire, corrompu et dégoûté de la politique nationale, s'appuie sur une mafia pour mieux se nourrir d'une région dont il a fait son ultime retranchement. Mais il y a plusieurs mafias. Celle de l'homme de l'est s'impose de plus en plus au détriment de celle de l'animal. La piraterie et la contrebande, dans le meilleur des cas, ne feront ainsi que passer d'une main à l'autre. Le rival prendra la place du chef, et la terreur changera de masque. Elle, après avoir écouté le héros, lui demande simplement, ce qui relève du bon sens le plus élémentaire, ce qu'il peut bien attendre d'une ville qu'il méprise tellement. Lui ne sait quoi lui répondre.

La fille de l'est finit par incarner le type même de l'intrigante azuréenne, vénale et conformiste. Avec ses cheveux crème, son décolleté, ses gros seins ronds et fermes, son short court, ses talons aiguille et sa manucure haut de gamme, elle a l'air attirante et fait tout son possible pour que les hommes aient envie d'elle, même si elle passe en fait à côté de son propre auto-érotisme, perdant sa vie à force de la gagner. Préférer l'attrait de l'argent à la sensualité de son propre corps, c'est devenir esclave de la vie. De manière on ne peut plus banale, elle se poste derrière les joueurs, au casino. Quand elle tombe sur un gagnant, elle lui déballe son numéro de séduction préfabriqué. Quand c'est un perdant, elle va se poster ailleurs. Le héros, en arrivant sur place pour y retrouver l'hôtelier du bord de mer, croise la fille de l'est, sur laquelle il jette un regard plein de désir et de mépris.

L'hôtelier de la mer dirige donc à la fois l'hôtel du bord de mer et le casino. Tous ceux qui ne connaissent pas son statut le prennent, quand ils le voient, pour un abruti, à cause de sa tête en forme de pyramide inversée, de ses yeux globuleux, de sa barbe de dix jours, de ses tenues en cuir et de ses manières de jeune frimeur, mi-bourgeois, mi-racaille, alors qu'il entre dans la force de l'âge. Pourtant, c'est grâce à lui que le héros décroche, au terme d'un bref entretien, un poste de sous-directeur du casino avec bientôt, apprend-il, le soutien inattendu et même les encouragements du maire adjoint. Lui voit maintenant des filles de l'est partout. Comme il ne peut persuader son entourage de la réalité de ses visions, il a l'idée de remplacer les anciennes machines à sous par des corps de femmes translucides, toutes à l'effigie de cette intrigante qu'il a si mal jugée. Ces mannequins seront aussi des machines à sous, mais d'un design plus attrayant pour la clientèle. Chaque modèle aura pour socle un sofa lui permettant d'adopter une pose érotique et lascive différente, mais toujours avec les jambes suffisamment écartées pour permettre à l'argent des gains de tomber sans problème. Tout le monde trouve l'idée géniale. A présent que les autres l'ont intégré, il appréhende d'autant plus le moment où ils s'apercevront de son amnésie. Peut-être, commence-t-il à réaliser, n'a-t-il d'autre valeur à leurs yeux que celle d'un bouc émissaire, d'un homme de paille à sacrifier au moment opportun. Contrairement à ses aspirations secrètes, jamais la fille du nord et la fille de l'est n'accepteront de partager le même lit avec lui.

Cette fois-ci, la voiture tout terrain du commissaire étincèle de propreté, garée à l'ombre des châtaigniers sur le parking de la villa herbarossienne de la fille du sud, située à vingt minutes du bord de mer à l'ouest de l'agglomération. Les activités de l'ambassadrice ne nécessitent pas sa présence constante à l'autre villa, son lieu de travail officiel à près de cent kilomètres de là, de l'autre côté de Morado. Elle gagne à gérer les affaires à distance. Son rôle effectif se borne à moins que de la figuration, voilà ce qu'il faut lire entre les lignes. Sa résidence secondaire la rapproche de Covo, se plaît-elle à constater. Payée à ne rien faire, elle en profite plus qu'elle ne s'en plaint. Perdre son temps est un art, un plaisir. Avoir la chance de pouvoir s'y adonner par goût est un privilège, un luxe que seule une minorité nantie peut se permettre.

Deux mois se sont écoulés depuis l'assassinat mystérieux du chef, retrouvé mort dans les égouts. Officiellement, le double se charge de l'enquête. En fait, il n'y a pas d'enquête. Le but consiste à étouffer l'affaire, avec la complicité des médias. Le flic s'est donc fait récupérer, lui aussi, par la bande de la mairie, qui a trouvé un nouveau directeur. Tout comme le héros, il prend conscience de n'être qu'un pion à sacrifier le moment venu. Son amertume, devenue amorale, a changé de visage mais n'a pas disparu. De cette manière, il prend la mesure de l'enquête absurde qu'il doit soit disant mener, rejoignant le sentiment de vacuité qui domine la fille du sud. La difficulté, c'est de rester dans sa peau, attentif à la perception sensorielle du contexte et des personnes qui l'entourent, au lieu de se réfugier dans un système de pensée. Il abreuve son hôtesse de ses théories, tout en se resservant un verre. Ils boivent et prennent le soleil sur la terrasse extérieure.

Pour l'ambassadrice, le monde n'est ni bon ni mauvais, constitué d'individus qui font de leur mieux pour s'en sortir compte tenu des difficultés du terrain, l'exercice du pouvoir n'étant pas la moindre de ces difficultés. Quand ils ne paressent pas dehors, elle et lui passent des heures, des journées entières dans la chambre, dans la tiédeur des draps de la fille du sud. La police n'a qu'à se débrouiller en ville avec les touristes. La vidéosurveillance est là pour l'aider. Le rival, que l'on nommera le chef, contrôle tout. Non seulement il peut se passer du commissaire, mais en plus il se réjouit de son absence. Un jour, en se glissant hors des draps pour aller chercher une bière dans le frigo, vers trois heures de l'après-midi, alors que les volets en bois laissent deviner, dans la pénombre, un soleil franc et massif, presque abrutissant, une idée vient au double. S'il pouvait oublier qu'il est flic, il se réveillerait tous les jours dans un monde nouveau. Non pas qu'il délaisserait son devoir frelaté, mais il l'accomplirait avec l'insouciance de quelqu'un qui ne sait rien. Comme il en sait trop, seul l'oubli peut lui venir en aide.

Parfois aussi, comme des touristes, elle et lui vont à la plage, qui s'étend à perte de vue, séparée de la route par des pins maritimes. Ce qui les différencie des estivants venus d'ailleurs, outre le fait d'habiter le sud à l'année, c'est leur fonction symbolique. Ils portent leur titre de commissaire ou d'ambassadrice comme on porte la trace d'une autre époque, époque lointaine où d'aucuns persistent à voir l'âge d'or. Peut-on dire d'une période de l'Histoire qu'elle vaut mieux qu'une autre? N'y a-t-il pas simplement lieu de constater, entre hier et aujourd'hui, des différences formelles dans des rapports de lutte pour le pouvoir qui n'ont jamais cessé d'exister? N'est-il pas absurde de juger une époque à l'aune des critères de la précédente, alors que chaque temps porte ses propres valeurs, ses propres convictions? Leur couple survit en pleine rémanence. En l'absence de foule sur cette partie excentrée de la plage, méconnue, ce n'est pas avec la foule qu'ils se confondent, mais avec le sable. Le sable de ce continent et de l'autre continent, amené par le vent qui macule les vitres et les voitures. Tout un travail de rapprochement, d'harmonisation, où la terre et le vent précèdent toujours les hommes et les femmes.

Le héros ignore depuis combien de temps il marche sur la plage. Sans doute a-t-il voulu se lever de bonne heure pour profiter pleinement de cette belle journée, avant de s'engager dans sa marche interminable qui, à même la plage, sous un soleil torride, l'éloigne de plus en plus du parking de la discothèque, son point de départ. Il ne se souvient plus que du but de son déplacement, Roco Blanco. Il est environ deux heures de l'après-midi quand, après avoir dépassé plusieurs bancs de touristes étrangers venus par cars entiers, il s'approche de l'endroit relativement isolé où la fille du sud et le double restent allongés, immobiles, enlacés. Quand ils reconnaissent le héros, elle et lui se dégagent doucement l'un de l'autre et lui font signe de les rejoindre. Pourquoi répond-il encore à leur invitation, alors qu'il les a oubliés? Lui aussi aurait pu avoir une femme, dans le temps, mais il n'a jamais su trouver les mots pour lui donner envie de le revoir encore. En fait, dans son récit, ses pensées vont maintenant vers une autre femme, une femme qui s'est brisée en lui. Sa mémoire, peut-être.

La fille de l'est se dit que le héros ne comprend rien. Il s'imagine qu'elle ne connaît pas les inconvénients de son métier, l'insécurité, l'absence de couverture, la peur de la vieillesse, la difficulté d'envisager sa reconversion, inconvénients d'un métier que, d'ailleurs, elle n'a pas pleinement choisi de faire. La décision a dépendu des circonstances extérieures, des difficultés de la vie et d'un certain nombre de déceptions liées au monde du travail en général, sans compter le discours, qui lui a été inculqué depuis son plus jeune âge, sur le potentiel économique représenté par la beauté des femmes. Comment peut-il croire qu'elle aime l'argent plus que tout, elle qui a justement fui d'autres professions dans le seul but de se donner plus de temps pour apprécier les douceurs de la vie? Certes, contrairement à la fille du nord, la fille de l'est ne se cache pas derrière le mutisme, mais elle se complaît, entre deux plages de silence, dans le détail de l'anecdote à propos de tel ou tel de ses anciens clients. Or, ce que le commissaire aimerait apprendre d'elle, c'est son lien éventuel avec l'affaire du meurtre. Elle lui avoue penser au héros par association d'idées, car le double, on l'a déjà mentionné, présente certaines similitudes physiques avec le nouveau manager du casino.

Dans les yeux du flic, elle perçoit de la fatigue. Il continue de lui parler de son enquête. Cette dernière, la fille de l'est le sait, tout le monde le sait, n'a aucun sens. Le véritable auteur du meurtre est une personnalité trop protégée par le milieu, panier de crabes dont se détournent les instances nationales. C'est la tendance. Le chef, le nouveau chef, fait la loi dans sa ville, où il ne redoute aucune intervention extérieure. En dépit de ses résolutions désabusées, le double n'arrive pas à rester sans agir. Les vertus de l'oubli demeurent inaccessibles à ses efforts ou à ses absences. Il a beau se réfugier dans le plaisir charnel avec la fille du sud, Herba Rossa le hante toujours et encore. S'il hante à son tour cette dernière par sa seule présence, il se donne une chance d'inverser les données du problème, qui se pose toujours mais autrement, loin de lui et de son attachement pour l'ambassadrice. Les confidences s'arrêtent là. La compassion de la fille de l'est à ses limites. Il ne tarde pas à se retirer de chez elle, qui attend un client.

La plage privée de l'hôtel commence à déployer ses matelas dans la fraîcheur de l'aube, sous un ciel dégagé laissant présager une nouvelle journée torride. Depuis la fenêtre de son bureau, l'hôtelier de la mer, en position dominante mais d'un œil éteint, observe le manège en silence. Deux heures plus tard, la fille de l'est prend son café au bar de cette même plage, en compagnie d'une de ses amies. Le commissaire a dormi dans le sable. Son pantalon et sa chemise sont froissés. Il ne s'est pas rasé depuis une semaine. Il évite les deux jeunes femmes, pour ne pas leur faire honte. Il va plutôt interroger les plagistes, les serveurs, comme si cela pouvait servir à quelque chose. De manière inattendue, la fille de l'est se lève et se dirige vers lui. Elle déclare au flic ne plus reconnaître en lui le héros de la lutte anti-terroriste qui a redoré le blason de la police locale. Il doit se ressaisir. A défaut de mener son enquête dans les règles de l'art, il pourra prendre sa revanche sur le milieu en déstabilisant, par son insistance, certains notables. Mais là, il fait fausse route.

Comment s'en sortir? Quelques heures plus tard, on le retrouve dans la salle de douche d'une petite chambre d'hôtel. Il s'est enfin lavé, premier moyen d'approcher le monde et d'y prendre place. Les bandes de mousse à raser, qui disparaissent de son visage l'une après l'autre, le ramènent à la banalité d'un quotidien qu'il ne partage pas avec des millions d'autres personnes accomplissant pourtant les mêmes gestes, devant leur miroir. Et puis, il y a l'effacement. Sous la lame du rasoir, c'est un peu de son image qui s'en va. Seul devant son miroir, il se rase comme n'importe qui d'autre, un n'importe qui d'autre qu'il n'a jamais vraiment côtoyé. Il peut sortir de cette impasse en allant voir le chef, envisager un rapprochement stratégique avec ce dernier pour mieux rebondir. La route sera longue pour y parvenir.

La mairie, au quotidien, s'impose plutôt comme une forteresse à la fois transcendante et incontournable. Personne ne peut y accéder sans droit d'entrée cependant que l'enceinte, en hauteur derrière ses remparts d'une autre époque, déploie ses bâtiments et ses jardins au cœur de la ville. Mais jamais nul de ses yeux ne parvient à embrasser l'ensemble en une seule fois. La mairie, on la devine toujours, on sent que toutes les avenues, toutes les ruelles montent s'échouer contre ses murailles, au prix d'une sinuosité constante. On se perd toujours dans un dédale, une fausse impasse intimant l'ordre de faire demi-tour, dissimulant un passage vers le fief du nouveau maître. Le double doit évoluer de bas en haut, du bord de la mer au sommet de la colline, des plages urbaines à la vieille cité, de la fille de l'est à la fille de l'ouest. En attendant, rien ne va plus au casino. Le héros a disparu. L'hôtelier de la mer reproche à son confrère des vignes de lui avoir recommandé cet individu fuyant. Les mannequins à l'effigie de la prostituée se détraquent, les clients désertent l'endroit ce soir-là, vont dépenser leur argent ailleurs. A la discothèque, l'animal et les siens font bande à part, se réjouissent secrètement de cet échec, même provisoire, de leurs concurrents.

Quand on arrive à Herba Rossa par la mer, sur un bateau, que voit-on? D'abord rien, puis la côte, avec encore quelques rares collines ici et là. On sait déjà que le relief plus accentué, plus montagneux, se trouver à l'est, du côté de Morado, la grande ville industrielle et portuaire. Ensuite, une colline en particulier attire l'attention, c'est vers elle que le bateau se dirige. Cette colline n'est pas dénuée de verdure, bien que masquée par les bâtiments qui, au fil des siècles et des années, y ont trouvé leur place. L'un d'entre eux, plus que les autres, devra mobiliser le regard. C'est l'édifice le plus ancien et le plus imposant de par sa superficie et de par la hauteur de ses remparts. Des remparts, il est d'ailleurs le seul à en posséder. Ce n'est donc pas avec un regard neutre que l'on se laisse guider vers cette ville, sur le pont avant du navire, le visage et la chemise imprégnés de sel marin et d'humidité. On avait déjà un but avant de monter à bord. Ce but, c'est de voir la mairie. Mais ce but, on ne l'atteindra pas de cette manière. L'ensemble imposant, qui aime se dérober à la curiosité, n'est globalement visible que depuis un seul point d'observation, une colline du nord, inaccessible, située entre les vignes et l'agglomération.

Le fleuve de la fille du nord prend sa source dans le mont du chef, traverse la grande forêt de Morado, où se trouve l'ambassade de la fille du sud, avant de s'acheminer lentement vers Roco Blanco en passant par Herba Rossa. C'est, en longueur, l'un des fleuves les plus importants du pays, irriguant toutes les terres cultivées du nord au sud de la région sur plusieurs centaines de kilomètres, un monument naturel que certains surnomment la Riviera. La légende veut qu'une jeune femme, à l'époque des croisades qui opposent les deux continents, se soit levée un jour en même temps que le soleil sur le mont du chef. Le ciel offre alors une vue complètement dégagée sur le bord de mer et au-delà, jusqu'à l'horizon lointain. Morado se dresse encore telle une antique cité marchande, à la fois colonie marginale et carrefour de l'espace maritime, tandis qu'Herba Rossa n'existe pour ainsi dire pas encore. La piraterie elle-même précèdera son essor. Les guerriers de l'autre continent décident de faire de cette annexe des terres de l'ennemi une citadelle royale. Le lieu désigné, aux portes de Morado, s'appelle déjà Herba Rossa. Revenu des champs de bataille ancestraux, le héros échappe à toutes les prisons pour disparaître dans la blancheur minérale de ses racines et de l'infini, dans l'oubli de la guerre qui poursuit ses ravages mais qui s'éteindra peut-être un jour comme le héros, au-delà de tous les regards, s'éteint dans un détachement pareil à une étrange lassitude. Le fleuve serait né des larmes de la fille du nord face à tant de souffrances, allant par amour soigner les blessures des victimes à l'autre bout du continent. D'aussi loin elle accepte de revenir, d'un reniement cruel, brutal, entier.

La propriété de l'animal se trouve au bord de la Riviera. C'est une grande maison blanche entourée de vergers. Le commissaire et l'hôtelier de la mer, escortés par deux professionnelles, y sont invités à déjeuner par la maîtresse de cérémonie. L'animal étant fatigué, il a prié son épouse de l'excuser auprès de ses invités. A l'intérieur, la salle à manger, aux murs également blancs, comprend un véritable arsenal du passé, une collection d'armes anciennes. D'après l'hôtesse des lieux, si les armes sont accrochées au mur, c'est parce que la guerre est terminée. D'ailleurs, qu'entend-on au juste par piraterie? Fait-on référence aux pratiques d'un lointain passé? Au piratage informatique? Ou bien est-ce une manière imagée de requalifier les pratiques mafieuses? Elle veut semer le doute dans l'esprit de ses interlocuteurs, leur sert la propagande habituelle sur la figure pourtant usée du parrain bienfaiteur de la population.

L'argumentaire de la maîtresse de cérémonie se poursuit au-delà du déjeuner, dure une partie de l'après-midi, mais elle n'attend rien du double, à l'exception de son départ, de sa fuite, de sa démission. L'hôtelier de la mer sait pourquoi il a reçu l'ordre d'amener le flic à la propriété. Jamais les mafieux n'arriveront à faire de lui un de leurs hommes de main. Ils ne le jugent pas assez solide pour assumer la corruption, persistent à voir en lui un danger. Il n'accèdera pas à la forteresse ni à ses salles de torture, de secret, où le chef continue de battre sa femme. Que ses larmes lui sont douces, qu'il aime la voir pleurer. Le justicier n'arrêtera pas le coupable à la fin de l'histoire, même si le coupable n'est qu'un lâche, qui se soumettra au jeu de sa carrière politique.

Au nom de l'animal et de son épouse, l'hôtelier de la mer suggère au double d'aller faire un tour dans l'arrière-pays. L'autre comprend le message. Il finit par se lever, salue l'assistance, sait qu'il repartira seul, sans son escorte. La maîtresse de cérémonie, que l'on nommera l'habitante, l'accompagne dehors, à la lumière du jour. La vision d'une silhouette humaine à l'horizon, au point de jonction et de déchirure des deux continents, représente leur avenir à tous. Ils sont ses souvenirs, il les a tous traversés. Elle se tient debout dans l'entrée. Il fait encore chaud, à cette heure-ci. De la sueur coule dans les yeux de la femme. Lui, avant de s'en aller pour de bon, se demande une dernière fois, en se retournant un instant vers elle, si ce sont des larmes de joie, de tristesse ou de haine.

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