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2.0

Chapitre 1: La mort du narcisse (1992-1994)

14 Juillet 2013 , Rédigé par D. H. T.

La constellation des regards peut être tellement cruelle, mais il ne faut jamais pour autant souhaiter la cécité. Parti de la poésie, il débouche ici, au milieu d'une prose on ne peut plus régulière, destinée à être lue ou pas, avec cette particularité d'écrire en improvisant, sans apporter aucune correction à ses phrases. Il y a, croit-il, pré-création comme il y a procréation. Ses antécédents seront peut-être nombreux, cela dépend de lui. Un avion qui vole depuis longtemps, voilà ce qui paraît le mieux le définir, sachant que cet avion est presque invisible, un point d'encre noire, très dense, qui promet de ne pas filer droit. Au fond, le lecteur n'est-il pas lui-même au même point que ce point, et lui-même n'est-il pas comme les autres dans l'attente d'une suite, d'une fin, ou sinon d'une écriture meilleure? Il puisera dans l'avenir les encouragements dont il a besoin pour continuer, pour ne pas en rester au même point, pour faire en sorte que ce point exploite son encre, ait une mort à la fin, ou au moins quelques rides, sauf si le décor change, auquel cas l'encre du point serait plus plastiquement employée.

C'est le premier chapitre, mais la construction du livre peut encore changer, aussi ne faut-il pas trop s'attacher à ce genre de détail. Il faudra se situer d'une manière plus subjective. Il s'est toujours vanté intérieurement d'être plus logique que les autres. Il renvoie à la subjectivité quand on lui parle de son âge. Pourquoi écrit-on? Il pense qu'il n'y aura pas de premier chapitre, pas plus qu'il n'y en aura un dernier. Il a vu de brillants sujets se heurter à la notion de temps présent. Le présent se définit en tant qu'éternité. Le passé et l'avenir n'existent pas. Pas la peine d'aller en psychiatrie pour si peu. Juste un curieux paradoxe.

Dans ses écrits précédents, il avait déraillé. Il se donne un début de paragraphe pour commencer une nouvelle vie, sans maladresses de style. Non, le passé et l'avenir n'existent pas. Oui, cela est inquiétant pour un esprit tranquille. Voir ce que l'on dit de l'eau qui dort, justement. Il a l'impression de s'entendre dire qu'il est vieux d'une page, mais cela n'a pas d'importance. Il pourrait déchirer ce qu'il trouve mal écrit dans son texte, ou le corriger. Pourquoi ne pas écrire comme les autres, avec brouillons et corrections innombrables pour mettre au point en plusieurs années un petit chef d'œuvre de patience? Il est paresseux, et c'est peut-être un tort de l'avouer. Il a la conviction, ou plutôt un certain degré de conviction, de pouvoir transmettre une forme d'expression unique, un lieu littéraire où toute erreur de style est prétexte à la poésie. Au fond n'est-ce pas cela la poésie, ce luxe dans lequel on a vite fait de voir un parasitage de l'écriture, cet ornement qui vient combler par son aspect sublime ou sinon mystique les lacunes stylistiques d'un écrit?

Pourquoi donner autant d'explications? Les erreurs les plus banales seront corrigées, celles dues à des fautes de frappe, le plus souvent, au cours d'un combat entre l'être humain et la machine qui bien souvent renonce à son masochisme pour s'exprimer aux dépens de son adversaire, le maître du jeu. C'est mal parti. A ce propos, il serait peut-être temps d'en finir avec l'animisme. Il n'y a aucun énergie vitale dans un clavier d'ordinateur, ni d'ailleurs dans un ballon de rugby, qui ne s'en plaint pas pour autant. Pourquoi faut-il qu'un élément de raffinement, la littérature devant beaucoup aux claviers, s'associe à un esprit de rébellion contre les instances supérieures? Aurait-on transmis une certaine intelligence, une conscience de la liberté par exemple, à l'outil le plus direct de la pensée moderne, à savoir l'objet qu'il est en train de fouetter de ses doigts au moment où il écrit ces lignes? Tout est en lui. Il s'emporte devant son clavier conformément au défi qu'il s'est lancé, écrire un livre à l'improviste, en utilisant un objet sans lequel il n'aurait plus qu'à écrire à la main, ce qui correspondrait peut-être mieux, d'ailleurs, au type d'écriture qu'il s'est attribué, l'improvisation.

L'animisme est mort. Tout est en lui. Il définit l'objet, et l'usage qu'il va faire dudit objet se définit par rapport à cette définition. C'est écrit dans un vieux livre de philosophie. Nulle philosophie n'est nouvelle. Tout est dit dans les premiers mots de l'humanité. Tout ce qui suit n'est que développement, évolution par association d'idées, déduction. Il ne veut pas commettre l'erreur commise lors de la conception de son précédent manuscrit. Il a accumulé des phrases, des bribes de texte, dont certaines destinées à comprendre l'univers d'une manière très condensée. Des encyclopédies complètes miniaturisées, atomisées. Il a écrit, en vrac, des textes pornographiques, des poèmes, des récits absurdes, très poétiques également. Pourquoi ne pas se laisser le temps de faire les choses, pourquoi vouloir tout finir avant que rien ne soit commencé? Il vole beaucoup, très loin, très haut, mais il lui faut apprendre à être avant tout.

Son précédent manuscrit aurait pu s'intituler "Les griffes de l'âme" et représente l'aube de son écriture. C'est moins par souci de précision que pour donner à son texte une dimension biblique qu'il en fait mention. Il parle beaucoup de lui, mais dans le présent texte ce lui est irréel, c'est un autre, le personnage de cet essai narratif, à ne pas confondre avec le roman philosophique. On y trouve en effet un certain didactisme, ce qui n'est pas le propos de "L'étranger" de Camus par exemple. Il aime beaucoup les romans de son siècle, le vingtième, car ce sont des réussites sur le plan esthétique. Les phrases sont courtes comme des fléchettes lancées, ont un impact saisissant. Boris Vian est un des maîtres du genre, du moins c'est son avis. Il se demande si ces auteurs comprennent bien leurs propres romans, l'impact qu'ils peuvent avoir, sur le plan esthétique notamment. La présentation d'un livre joue beaucoup. Une couverture plastique, un livre plastique, dans lequel on peut retrouver le même charme qu'une peinture abstraite, et des phrases sans verbes, désarticulées. Voici un essai narratif, avec un personnage tout à fait imaginaire.

L'œuvre des auteurs satiriques a un attrait particulier, plus fort que ceux qui louent, qui admirent publiquement comme dans le précédent paragraphe. Les auteurs sérieux, eux, sont à distinguer des poètes maudits dans la mesure où ils écrivent sans trop d'extravagance, de poésie. Une partie de la poésie a été engloutie par la chanson. Un beau texte de poésie n'est plus nécessairement un texte de poésie pure. La poésie d'Apollinaire est plus moderne que celle de la plupart des chansonniers qui lui ont succédé. Par certains aspects, ses performances rappellent celles de Rabelais en son temps. Les œuvres satiriques ont un impact plus immédiat, avec moins de répercussions dans le temps que les autres, une durée de vie plus courte. Mais elles dégagent une énergie extraordinaire et certaines parviennent à captiver l'intérêt au-delà des siècles, comme celles d'Aristophane. On pourrait écrire une satire de Platon inspirée par Aristophane et par Voltaire en l'intitulant "Le songe et les nuées". Fierté, autosatisfaction et doute quant au style qualifie le mieux pour l'instant.

Il s'écrit. Il pense qu'il va écrire, ou plutôt qu'il est en train d'écrire un livre résolument différent des livres qu'il aime en réaction à l'amour qu'il leur porte. La dépression le guette, mais il sait qu'il va bientôt en sortir. Elle le tient à l'œil, mais il pense posséder le moyen d'échapper à sa trop forte emprise. En se relisant, car il se relit quand même beaucoup, il se rend compte qu'il n'écrit pas tellement pour se plaindre, contrairement à ce qu'il avait cru. Et pourtant, l'écriture est-elle autre chose qu'une plainte, plus ou moins douloureuse, atténuée par les références, entre autres signes de confiance en soi?

Il pense qu'il va commettre un meurtre. Voilà le genre de réflexion que peut lui inspirer sa déprime. Cependant on peut parler ici du témoignage d'une certaine recherche esthétique qui lui vient du temps où il imitait le Marquis de Sade, voire l'Antéchrist, alors auteur d'un "Dernier évangile" où se mêlent les propos les plus provocants à des considérations philosophiques sur les psychopathes, ainsi qu'à des parallèles étonnants entre l'art et le cannibalisme. Il a pensé qu'il serait bienvenu de commettre un meurtre dans cet essai narratif, pour amener le lecteur vers des horizons littéraires d'un intérêt tragique. Il y a aussi sa théorie littéraire dite de l'apparition intégrée, à découvrir.

Si jamais la course folle d'Umberto Eco autour du pendule de Foucault se matérialisait pour apparaître à ses yeux, il l'intégrerait en plein milieu de son discours pour enrichir ce dernier d'une dimension nouvelle. C'est tout le secret de l'apparition intégrée, dont il a parlé dans le texte central des "Griffes de l'âme", son premier manuscrit. Si un objet plus ou moins intéressant apparaît à ses sens et à son entendement au moment où il écrit ces lignes, il peut l'intégrer à son discours par une association d'idées. Par exemple, il vient de se faire voler de l'argent par inattention. Cet incident l'a tellement marqué qu'il va forcément influencer le cours de son écriture, même s'il essaie de s'abstraire dans le développement du thème qu'il s'est donné, car les mots qu'il va choisir d'utiliser pour ce faire ne vont être que le produit des événements de la réalité qui l'atteignent dans le monde fictif de la littérature.

L'intérêt de l'apparition intégrée en tant que théorie est de permettre à la littérature de faire irruption dans la réalité et vice versa, au point de confondre ces deux mondes, à partir du principe selon lequel tout écrit, même de nature purement philosophique, n'est que le produit de la réalité. C'est la conclusion qui se dégage des lignes précédentes, bien que cette théorie d'apparition intégrée passe à premier abord pour un tour sophistiqué. Il n'en est rien, ou s'il en est quelque chose, le temps nécessaire pour vérifier ce qu'il en est permet un développement suffisamment intéressant pour justifier la crédibilité qu'il peut accorder à sa théorie. Avec l'apparition intégrée, dont il n'a fait aucune application dans ce texte jusqu'ici, s'ouvrent d'autres horizons littéraires, la nouveauté n'étant jamais que le dernier maillon de la chaîne d'un développement. C'est le fruit, à ce stade de la littérature, de son style spontanéiste, que d'autres ont déjà développé et que d'autres développeront après lui.

La littérature était un cosmos qui, à certain stade de son évolution, est devenu très dense, pour finalement dégager une énergie chaotique qui devrait permettre l'élaboration d'un ordre nouveau. Une passionnée de paranormal, rencontrée au cours de sa période antichrétienne, lui a confié que l'univers entrait dans une grande phase de mutation, ce qui l'a renforcé dans ses positions religieuses assez fragilisantes. Il sait l'estime que porte le vénéré corps scientifique de son temps aux disciplines paranormales mais, sans vraiment y adhérer, il pense que le regard d'une catégorie d'intellectuels sur le monde ne peut jamais être totalement erroné et ne peut différer de la thèse communément admise qu'au niveau du vocabulaire utilisé, qui à lui seul suffit pour déterminer le contexte d'ensemble de la thèse défendue par un corps scientifique ou intellectuel. Il entend que la thèse paranormale sur la mutation du cosmos se retrouve certainement dans celle des sciences exactes, qu'il nomme ainsi d'une manière un peu schématique pour bien marquer le contraste avec le paranormal. Il ne sait pas si l'on peut par exemple considérer la génétique comme une science exacte, mais il est persuadé que l'époque du génie génétique correspond en tout point à la grande période de mutation, sans vouloir faire de jeu de mots, dont lui a parlé la femme en question.

Ses théories littéraires contribuent, par leur contenu, à cette fusion des thèses sur l'évolution de l'univers. L'apparition intégrée, qu'illustre en fait une certaine théorie du dédoublement, devrait engendrer d'autres conclusions intéressantes pour le devenir de la littérature. Le dédoublement, qui évoque l'aspect dialectique du véritable esprit spéculatif, est intimement lié à sa théorie littéraire. Il a provoqué plus haut un exemple d'analogie qui peut confondre deux domaines résolument en contradiction pour des raisons de forme. Quand il en vient, presque accidentellement, à parler de mutation génétique en évoquant un parallèle entre la génétique et le paranormal, il puise dans l'inconscient le produit même de l'apparition intégrée, à savoir la fusion inévitable de deux domaines. Ici, il y a fusion entre la génétique et le paranormal à deux niveaux, doublement. Elles vérifient toutes deux un bouleversement universel et se fondent dans le jeu de mots établi par leur confrontation, les termes de mutation génétique.

Selon le sens attribué au mot nouveau, certains ne manqueront pas, avec finesse, de souligner le manque de nouveauté de sa théorie. Cependant il a préalablement défini la nouveauté comme n'étant pas autre chose que le plus récent prolongement d'un long développement à partir de bases qui contiennent déjà tout ce qui peut être dit, mais d'une manière tellement insuffisante à la complexité de l'esprit que ces bases vont justement susciter le développement en question. L'apparition intégrée ne devrait pas surprendre un esprit éclairé qui a préalablement pris connaissance de la dialectique et des sophistes.

On dispose à présent d'éléments suffisants pour répondre à ses préoccupations poétiques des pages précédentes. Toujours à partir du jeu de mots précédemment évoqué, il peut en effet déduire la théorie suivante, selon laquelle l'art commence là où le fond ne se distingue plus de la forme. Car ici le fond n'est autre que la fusion de deux domaines, le paranormal et la génétique, au niveau de l'idée exprimée, et la forme, cette même fusion au niveau des mots indépendamment de leur contenu sémantique ou presque, car les mots nécessitent un minimum de sens pour s'articuler dans ce jeu de mots de plus en plus étonnant. Le plus intéressant est que l'on retrouve à travers cet exemple le fond et la forme au sein d'un ensemble où l'on ne va finalement plus les distinguer, pas plus que l'on ne devrait distinguer la réalité d'une théorie après l'application, qu'il n'a plus ou moins délibérément pas faite, de l'apparition intégrée.

Finalement, il réalise que sa théorie emprunte beaucoup à une certaine psychanalyse classique. En effet, il ne manquera pas d'écrire qu'hier soir, en suivant une émission télévisée traitant du crime nucléaire dans l'ancienne Union Soviétique, il a été bouleversé par des images montrant un enfant atteint de mutations génétiques. Il laisse le lecteur établir le lien entre ses propos, de plus en plus persuadé que la révolution universelle sera marquée par la libération de l'inconscient.

Il a fallu à cette femme un million d'années pour devenir la face cachée de la lune invisible qu'elle a toujours été brillant de l'intérieur. Souvent il a tellement d'idées en tête qu'il ne sait par où commencer, et il finit par tout oublier. C'est pourquoi il se laisse aller à écrire tout ce qui lui vient à l'esprit. C'est tout le secret de son écriture improvisée, née comme tous les courants artistiques d'une pure nécessité. Il entend que rien de ce qui est artistique n'est déterminé à la base par l'œuvre de la raison, mais par des facteurs extérieurs tels que les circonstances matérielles dans lesquelles les artistes évoluent. L'effet esthétique que produit l'œuvre d'art apparaît ensuite, une fois le travail de l'artiste achevé et présenté au public. Le rationalisme idéologique dont fait preuve un mouvement tel que le surréalisme n'est somme toute qu'un vernis, une erreur comme on en trouve dans tous les systèmes produits par l'intellect. C'est finalement en voulant explorer l'inconscient que les surréalistes s'en éloignent le plus, aveuglés pas un système politique apparu pour compenser le manque d'assurance qui les caractérise, ce qui n'a pas empêché André Breton d'affirmer sa forte personnalité, forte personnalité et manque d'assurance allant parfois de paire.

En comparant son propre style à celui d'autres auteurs, il essaie de déterminer ce qui caractérise sa personnalité artistique. Sa plus récente conclusion est que son style est plus dense, moins développé que celui des autres. Il pense que quand on commence à écrire, on a tendance à se marginaliser par rapport au domaine même de la littérature. Cette réflexion se vérifie dans sa période antichrétienne. L'écriture lui a toujours fait du mal. Il a toujours attaché une grande importance à sa création, au point de la considérer comme sa propre Bible. Au début il avait un mal fou à écrire et raturait beaucoup. Il a rédigé une analyse interprétative d'"Hotel California", la chanson des Eagles. Texte psychédélique. Irruption du rock, écriture plus laconique. Il peut, dans son esprit d'improvisation, passer du style le plus alambiqué au style le plus concis. Il s'est séparé de ce texte, par perfectionnisme.

Il pense que les irrégularités de son style provoquées par son anti-méthode sont le témoignage d'une réussite littéraire certaine. Enfin la littérature atteint un degré de réalisme presque parfait. On ne pense jamais avec le même vocabulaire, on n'adopte jamais exclusivement une attitude. Quoi de plus profitable à la littérature que ces irrégularités qui atteignent le style, la forme, même d'une manière flagrante, quoi de plus artistique qu'une forme qui devient le reflet d'une idée exprimée à la manière d'une théorie? On entre dans le jeu de deux miroirs qui se font face. Une littérature, un art qui permet d'intégrer le concept d'infini, c'est ce que promettent les générations à venir. Ce n'est pas une utopie, c'est une constatation fondée sur l'évolution d'une œuvre. Il entend que qui sait bien s'observer n'a pas besoin de chercher à l'extérieur une réponse mûrement élaborée à ses interrogations. Il appartient à chaque artiste d'être le dernier maillon du lendemain, son œuvre. L'œuvre d'art est le moyen le plus sain qui soit d'atteindre l'éternité.

Cette dernière remarque sous-entend le fait que l'être humain ne se reproduit que selon son bas souci de ne jamais mourir. Lui, pour sa part, s'oppose au fait de donner la vie. On ne pense en effet jamais assez à l'être qui la reçoit, aux souffrances qu'il risque d'endurer dans un monde où l'on veut préserver la vie à tout prix, plutôt que d'y mettre fin dans les cas où elle devient vraiment un fardeau insupportable. Quand il a vu l'enfant atteint de mutations génétiques évoqué tout à l'heure, il a pensé que l'euthanasie ne pouvait lui être que salvatrice. Il n'a pas changé d'avis. Il est pour l'euthanasie, qu'il considère comme une des inventions les plus évoluées qui soient.

Ce qu'il a appris à appeler l'instinct de mort a toujours été très fort chez lui, car il a toujours souffert mentalement, bien qu'il se demande si cette définition convient bien à son cas, car il a également appris qu'il était toujours malaisé de dissocier le corps du mental. Il a toujours souffert, quoi qu'il en soit, ce à des degrés plus ou moins forts, avec des moments de répit. On peut noter dans ce paragraphe une certaine difficulté, voire une réticence à définir sa souffrance, car il a finalement peur qu'elle se retourne contre lui. C'est un peu le même problème que l'animisme plus haut, dans le fait de prêter une certaine conscience à une forme inerte ou à un concept abstrait, ici la souffrance. Ce n'est jamais en fait que sa propre conscience que l'on divise selon le principe du moi et de l'autre.

Toujours est-il qu'il a toujours partiellement refusé la vie, doté d'un instinct de mort presque prépondérant. La vie est une maladie mortelle. Cependant, son instinct de vie doit être assez fort, car en fin de compte il est là, présent sur terre, et il continue à l'être dans de bonnes conditions, sachant au fond de lui que sa vie vaut la peine d'être menée. En somme, s'il n'avait que son instinct de mort, il ne serait déjà probablement plus de ce monde. Il pense cependant que son instinct de mort si fort, dû à une ancienne souffrance, est un trésor. Il est l'essence de sa pensée, qui a relégué le vouloir-vivre au second rang, ce qui n'enlève rien à sa puissance, devant l'apparition spectaculaire du vouloir-mourir, ou plus exactement du vouloir-la-mort.

Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne son propre cas, il ne pourra jamais trancher et ne souhaite pas le faire. Sa souffrance, née de la lutte quasi-inégale de ces deux adversaires intérieurs, est tout son potentiel créatif, intégré à l'essence de sa personnalité, et il ne s'en séparera jamais. Il est en effet rare que ces deux instincts chez un être humain puissent se faire front sans jamais fléchir d'une manière fatale. C'est ce qu'a révélé l'ensemble des lacunes de la philosophie et du jugement populaire. Il aime encore, à ce stade, se savoir une exception. Il apprendra plus tard à dépasser la notion d'antagonisme systématique pour intégrer la notion de complémentarité.

Il est également bas d'être artiste pour s'assurer l'éternité, mais il juge le stade du pur artiste meilleur que celui du père de famille. L'artiste qu'il définit, lui, ne souhaite plus l'éternité. Il est déjà éternel. La vie est une énergie perpétuelle. L'univers a toujours existé. Le découpage du temps est factice. C'est sans doute pourquoi l'ego doit mourir. Mais comment ne pas être ego? Il sait déjà que l'infini existe, et il a compris ce qu'était l'infini. Il est un paradoxe.

Il est l'intermédiaire entre deux époques qui s'affrontent dans un déchirement éternel. Comment vivre à une époque sans se dire que c'est précisément à cette époque là qu'il va se passer quelque chose? Ici, c'est l'ego et l'infini, presque à forces égales, qui s'opposent au sein de sa personnalité, ce qui l'amène à se définir comme un être de transition. Mais comment établir des liens entre les diverses oppositions qui le régissent? L'ego tient-il plus de l'instinct de mort que de l'instinct de vie? Que dire de l'infini? Il a montré l'immense valeur de l'instinct de mort. Si l'ego s'y rattache, il ne faut pas songer à l'anéantir. En fait, c'est la fin de son adolescence qu'il ne souhaite pas car il se croit alors adolescent par essence, lieu d'affrontement fertile pour la pensée, pour l'esthétique. En un sens, c'est sa mort qu'il ne souhaite pas. Qu'importe, il est éternel aussi.

Dans cet aussi qu'il vient de trahir, il y a l'altérité qu'il prend du bout des doigts, dégoûté, comme un torchon sale. Qu'est-ce qui est autre chez lui? La vie ou la mort? La mort qu'il aime tant serait cet autre qui le répugne? Et comment prétendre qu'il n'aime pas la vie? Il comprend mieux pourquoi il a pensé au meurtre. C'est le stade qui succède au suicide. Il veut se tuer selon l'instinct de mort, mais comme celui-ci se borne à l'instinct de vie qui le préserve, son désir de mort s'intègre à l'autre qu'il veut tuer alors qu'il a renoncé à l'idée de suicide. L'être se borne à ne pas être le néant, et vice versa. C'est cela, l'infini. La lutte est tellement parfaite que les opposés se confondent, ne portant jamais en eux que le reflet de l'autre. Chaque être porte en lui sa propre opposition. De ce point de vue, prendre A=A comme base de sa logique revient à commettre une erreur. L'être est différent de l'être, car il manque à l'être d'être pleinement lui-même pour être égal à lui-même.

Il aime la mort, la mort est l'autre puisqu'il est vivant, et l'autre le répugne. Mais il n'est pas la vie, car la vie n'est pas l'ego. Il est donc la mort, et la vie est l'autre qui le répugne. Cependant il aime la vie, puisqu'il est vivant, aimant et ne pouvant aimer la vie qu'en tant que mort, n'aimant la mort qu'en tant que vivant. Donc la mort le répugne puisqu'il est mort, la vie parce qu'il est vivant, aimant l'une et n'aimant pas l'autre, tour à tour au sein de l'ensemble qu'il est, embrassant la lutte entre la vie et la mort, l'être et le néant, puisqu'il est mort, étant d'abord, mort ensuite, avant de changer l'ordre qui n'a jamais eu lieu, d'où la nécessaire éternité et l'infinité spatio-temporelle de l'univers que l'on peut en déduire, l'univers n'étant que la projection de l'être dans le miroir du néant dont il a besoin pour exister, l'être-univers se reflétant en lui pour exister, puisqu'il n'est que néant. Il est l'être en tant qu'ego, le néant en tant qu'infini. La lutte est son essence, car il comprend l'univers.

L'autre le répugne à premier abord, car il n'y a pas assez de beauté. "Et on tuera tous les affreux" de Vian illustre bien ce problème de la laideur qui entoure la beauté. Il n'est pas exclu d'aimer l'autre. Au contraire. Il y a de beaux miroirs. En général c'est le cas des êtres qui portent en eux l'infini, même s'ils ne le savent pas, même s'ils ont encore du mal à se le figurer. C'est à son ego de déterminer ce qui est beau pour lui. D'où une pensée fièrement paradoxale, individualiste basée sur le concept d'infini.

Il prend plaisir à s'installer sur une terrasse, dans le Vieux Nice, à observer assis les scènes lentes de la rue un peu sale, les voitures qui se fraient un chemin tant bien que mal. C'est ici, dans le Vieux Nice, qu'il est venu l'infini en tête, pour renaître, trouver une issue à sa souffrance. Une issue favorable, qui lui permettrait de garder sa part d'adolescence. C'est ce qu'il croit avoir retenu de ses entrevues avec des bouddhistes de passage. On n'adore pas une divinité mais des énergies vitales, cosmiques. C'est sain et, en un sens, plus subtil que la religion chrétienne, selon les pratiquants. Il croit assez que cette philosophie a changé en bien la vie d'un certain nombre de personnes.

Il pense que son siècle est celui du démon, ce qui le porte à accorder un certain génie à ce dernier. Du coup il a tendance à voir le démon partout, même là où il n'est pas forcément, non seulement chez Nietzsche et chez Sartre, mais aussi dans la médiatisation du sadomasochisme et, bien sûr, dans le rock et dans la scène black métal. Ceux qui raillent ses prophéties aujourd'hui connaîtront le même sort que ceux qui n'ont pas cru Noé ou, en remontant plus loin dans le temps, les habitants de Sodome, bien qu'il juge ses propos plus réalistes que prophétiques. La barbarie succède toujours à la décadence. Le règne de "Rosemary's baby" de Polanski arrive à grands pas.

Son clavier se porte bien. A chaque courte période d'arrêt, il redoute d'être guéri du syndrome de l'écriture, comme s'il n'allait plus jamais écrire. Devant lui, sa fenêtre lui montre des têtes de palmiers ensoleillées, ce qui lui fait penser qu'il n'est pas loin de la mer. Au loin, un bâtiment blanc sous un ciel bleu pâle évoque pour lui le sud. Il a besoin de se reposer, avant d'exister. Il ne sera pas un de ces auteurs inconsistants, ne connaîtra pas leurs échecs esthétiques. L'échec de l'écrivain est de ne pas assumer ses victoires. Il sait, il oublie, il recommence, et ainsi vont les livres. C'est l'histoire d'un livre. Mais qu'y-a-t-il dans son livre? Nul ne le saura jamais. Il écrit qu'il s'écrit, et le voilà deux. Deux êtres, deux livres. Le livre du premier n'est pas celui qui s'adresse au lecteur. Le second s'adresse au lecteur au point de devenir le premier alors que l'autre s'efface, mais c'est son livre inconnu qui le concerne le plus.

Le livre terminé, publié, est un être qui n'est plus lui au point de ne l'avoir jamais été. C'est alors qu'il réalise avoir fait vivre quelqu'un d'autre en passant à côté de sa propre existence, qui demeure sans définition. Histoire de se changer les idées, il s'est enfermé avec ses instruments de musique pendant une journée entière. La musique gronde autour de lui. Enfin il arrive à jouer du hard rock, un retour aux sources. Son intention était autre à la base, il voulait simplement faire du bruit, en esthète. L'influence jaillit toujours dans l'extraversion. Le rock underground est une musique d'impatients. Les images ressortent plus fortes qu'en littérature. On met moins de temps à créer, ce qui suggère davantage chez le public. La peinture et la musique se rejoignent pour s'opposer à la littérature, dans la vue panoramique qu'elles offrent d'elles-mêmes. Le dessin, la BD, la musique, on peut contempler l'ensemble de chacune d'elles en une seconde. Dans un livre il faut tout lire. Thèse classique, erronée. La littérature est aussi éloquente que les autres arts. Tous les arts sont faits dans le même moule, mais se réalisent dans des dimensions différentes. Un trait de pinceau, une note, un mot, ont chacun la même éloquence.

Il ne se perd pas dans ses raisonnements. Tout est à retenir, surtout les contradictions, qui sont les meilleurs éléments de discussion. Pas question de discuter avec n'importe qui. Lui ne parle qu'avec lui-même. Il abreuvera sa littérature de contradictions pour que son autoportrait soit fidèle. Il s'écrit. Les fautes de frappe l'agacent toujours autant. Il aimerait être la nature. On dirait qu'elle ne souffre jamais. Même éliminée, elle survit en tant que concept, et on la soupçonne encore d'exister. C'est l'espoir. Le silence s'est fait autour de lui. Il terminera son enregistrement demain. Il y mettra plus de bruit encore. Il y a un nombre de choses infini qui ne s'expliquent pas. Lui cherche pourquoi, mais il cherche seul. Etre devant suffit à flatter son ego. C'est l'essentiel. Quand il marche dans la rue, il dépasse les autres. Quand ils marchent vite, il se met à courir pour les dépasser. Courir dans la rue, c'est grisant. C'est un paysage humain. Un végétal bouge mais n'a pas de jambes pour aller se planter ailleurs. Les vieux marchent lentement, deviennent des plantes pourries. La philosophie en console certains. Quand on a conscience de tout, on finit par avoir conscience de soi.

Tout le monde comprend tout de travers. La communication est factice. Lui essaie de développer, en revenant sur ce qui a été dit. C'est un revenant, un spectre du langage. Il hante la discussion, le bavardage. Voilà sa hantise justifiée. Mais il n'a pas besoin de justifier quoi que ce soit. Pourquoi ne pas faire parler quelqu'un d'autre? Peine perdue. Si quelqu'un l'a suivi jusqu'ici, il doit savoir que son livre n'est qu'un long dialogue. Pas un monologue. Le présent face au passé/avenir. L'être face au néant. Mis en scène par l'ensemble ego universel. Il faut s'abstraire dans l'œuvre. Il aime parler. Il l'a déjà écrit. Il faut utiliser tous les éléments de ce livre en guise de référence permanente. Mais quel livre?

Son trajet évoque le jeu infini de deux miroirs exactement opposés. Les deux mains de la prière sont deux forces qui s'opposent à l'infini. Qui a compris Socrate l'a compris. Sade va plus loin. La religion chrétienne avait besoin de lui pour prendre conscience de sa propre part de danger. La religion chrétienne a contribué à donner naissance à la psychanalyse, avec ses symboles, qui ne s'expliquent pas toujours. Ce n'est pas l'intellect qui fait la logique. La logique provient de l'univers. L'univers vient du corps, l'inconscient. L'intellect traduit le corps, qui lui n'élabore pas de significations. L'homme ne sait pas se mettre à la place de l'univers infini. Il annonce la génération de la fin. Car c'est à la fin que l'infini commence. En fait l'univers infini ne commence ni ne finit jamais. Pas la peine d'idolâtrer le big-bang. Et si le nombre de big-bangs, en une seconde, était lui-même infini? Un instinct de l'homme moderne le pousse à associer l'infini au milliard. Le nombre le plus proche de l'infini, le plus intelligent aussi, c'est zéro. C'est ce qu'il pensait déjà enfant. Il ne changera jamais, car son tempérament est celui du changement éternel.

Il ne ressemble à personne. Il a en mémoire ces termes de mépris, cela ne ressemble à rien. Un objet qui ne ressemble à rien est un bel objet. C'est le genre d'objet qui illustre le mieux le sujet. Voilà la réussite de l'œuvre d'art, un objet subjectif. Il aime les livres courts et concis, aimerait écrire un livre long et complexe pour le plaisir d'embrouiller le public. Rien ne laisse totalement indifférent. Son livre ne ressemblera à rien. Il écrit pour un public qui comprend tout de travers. Quand il n'aura plus la foi dans ce qu'il écrit, ce dialogue cessera. Un bel objet ne ressemble à rien. Un beau sujet ne ressemble à personne. Le dégoût ressemble à quelque chose: la laideur. La laideur n'existe pas dans la matière, c'est un concept. Comment peut-il l'admettre? Où va donc se perdre celui qui traite du beau et du sublime?

Il écrit le contraire de ce qu'il pense, y compris dans cette phrase. L'écriture est dangereuse. C'est l'inconscient qui déborde. Son cœur est plein de haine contre ceux qui ne comprennent rien. Il faut tout leur apprendre. Même les plus instruits, sans leurs études, ne sont rien, inaptes à se détacher de leurs mécanismes intellectuels. C'est une rancœur légitime, qui le préserve de la laideur. Il ne s'assimilera pas à cette masse grouillante qui boit de l'alcool la nuit parce que, du fait de sa bêtise, elle s'ennuie le jour. L'être seul et sain, qui ne boit pas d'alcool, se heurte à l'intolérance. Tout cela est sans intérêt. Le rejet de la solitude physique, la boisson, l'importance accordée à l'âge, tels sont les critères du troupeau. Le critère de l'âge est erroné. L'étude de la pensée est accessible à tout âge, permettant de développer une réflexion intense chez le sujet qui s'y intéresse. Un être ne peut se réduire à un nombre ne concernant ni sa personnalité, ni ses qualités subjectives. N'en parlons plus. Ses réparties sont cinglantes, il en est fier. Ces personnes n'ont que ce qu'elles méritent, c'est-à-dire tout sauf lui.

Il offre de lui-même un portrait fidèle. Certains lui diront et lui ont déjà dit qu'il finira tout seul. Parce qu'ils s'imaginent que sans eux il est seul. Il ose encore espérer qu'il n'y a pas que des êtres médiocres en ce monde. Sa vie lui suffit, ses propres critères esthétiques aussi, inaccessibles aux êtres médiocres. Vive le miroir. La tempête s'est calmée, provisoirement, pour renaître sous une autre forme encore plus houleuse. Il s'est rendu hier soir à un vernissage, a serré la main de l'artiste. Combien de mains, en une soirée, passent par celle d'un artiste qui expose? C'est dur de renaître. La rue l'inspire. Il s'est retrouvé dans la nuit noire, seul au sommet du musée, sur la terrasse. Il était dans la ville. Le gardien a cru à une tentative de suicide. Il est parti, se donnait le vertige. Il s'est retrouvé sur la Promenade. Il aime Nice. Il ne veut pas faire de son écriture un mystère trop insoluble. Il corrigera les fautes de frappe et de style. Tant pis pour l'audace.

La nuit, dans une des grandes baies vitrées du musée, il voit défiler des centaines de voitures. Leurs phares sont des paires d'étoiles filantes dans l'espace de la rue sombre. La musique le déconcentre et le fait dérailler sur sa machine. Chez lui, il fait le disc jockey. Comme il lui arrive de le faire en même temps qu'il écrit, il doit redoubler de vigilance. Ce qu'il écrit est constamment dépassé, car il écrit vite. Avec la musique classique, il fait moins de fautes. John Cage est mort cet été. Il serait venu à Nice. Il devrait arrêter cette musique. Il est en train de préparer un livre encore plus grand. Le bruit du clavier s'intègre à la musique qu'il écoute. Remix. Il essaie de suivre le rythme. Il y a des ratures à l'écran. Il a peint un tableau. A quand la sculpture?

C'est son statut de dilettante qui est le plus enviable. Il est en effet dans la position de celui qui crée à outrance sans devenir blasé. Qu'est-ce qui est beau? On croit pouvoir dire qu'une chose est belle parce qu'une majorité de gens en a décidé ainsi. Son écran. Au moins les ratures s'en iront. La beauté publique est une illusion de plus. Une masse qui s'accorde aveuglément sur une idée non développée. C'est lui qui fait la beauté. Est beau ce qu'il trouve beau, indépendamment de ce qu'en pense son prochain. Expression d'ailleurs aberrante. Il n'a pas de prochain. Il est lui-même son lointain. Quant aux autres, ils ne sont même pas assez pour n'être rien. Le néant est trop haut pour eux. Il veut frapper vite, essaie de mettre fin au son de l'ampli sans musique. Voilà un écrivain qui mêle la beauté au bruit de son clavier. C'est l'apparition intégrée. Il a tout inventé.

Le suicide de certains auteurs parisiens provoquerait son hilarité. D'autres, au contraire, associent l'amour à la santé mentale, comme les psychiatres modernes, dérangés mentalement, et dont les ancêtres directs, les aliénistes, faisaient des injections de mercure. Si tout le monde pensait comme lui, la vie serait invivable? Pourquoi, elle ne l'est pas déjà? Personne ne pensera jamais comme lui. Il faut balayer toutes les expressions ridicules qui encombrent le langage. Il veut définir des sentiments complexes. En fait il n'en est rien. Il n'y a pas de plus simple concept que celui compris dans un sentiment. Il comprend ses sentiments au-delà des mots.

Pourtant ses erreurs se renouvellent parfois. Ainsi il développe un sentiment de retenue vis-à-vis de son écriture, sachant qu'il dépasse celle-ci sans arrêt. Il corrigera ses fautes. Il vit son livre. Il écrit ce qu'il vit dans l'instant, dans un système où la version définitive du livre diffère du manuscrit originel. D'ailleurs, qui avant lui écrivait vraiment ce qu'il vivait à l'instant même où il écrivait, d'une manière aussi intense? Car il n'y a rien de plus intense que la pensée d'un révolté. Qui arrivera à se sentir concerné par son livre aura relevé tous les défis lancés. L'ego seul devrait concerner tout le monde. Sauf l'ego infini qu'il évoque en traçant son portrait. N'est-il pas immuable?

Il a déjà plusieurs ouvrages derrière lui. Le dernier est un recueil de poèmes, sans ponctuation, avec des anglicismes, sans recherche de rimes, sans strophes, d'un seul trait. Il laisse les rimes et les strophes aux chansonniers. Hélas, l'époque est trop paresseuse pour accueillir une langue en pleine mutation. Qui parle de la fin du monde? Il ne corrigera pas ses fautes. Mais de quel livre parle-t-il? Pas de celui que le lecteur tient dans ses mains, sinon il faut abandonner la lecture. Mais quelle lecture? C'est quelqu'un d'autre qui parle. Il est quelqu'un d'autre. L'être est différent de l'autre. L'être est différent de l'être. Ecrire devient presque un supplice. C'est au moins une contrainte quand il écrit à outrance. Il ne sera jamais familier à personne. Il s'agit d'un autre, les miroirs qui s'opposent. C'est tout le secret de ce livre. Des milliards et une infinité d'idées le traversent sans qu'il s'en aperçoive, et parfois il n'en retient aucune. L'inspiration fuse jusqu'à paralyser l'écriture.

L'infini paraît tellement évident que parfois il n'y crois plus. Un infini qui sort dans la rue, prend le bus. Surtout le bus. Sa musique tourne toujours. A priori le temps du livre n'est pas le temps réel. Maintenant il fait nuit. Et avant? La réalité littéraire rend absurde le vécu. Problème de temps? Non. La nuit n'est que le prolongement du jour. Le jour de la nuit. Le livre est une photographie, un modèle réduit. Ainsi le lecteur peut tenir la réalité dans ses mains comme s'il était divin. Culte de soi. Il a laissé un grand blanc sur sa feuille, déconcentré une fois encore. Qui sait ce qui se passe entre les paragraphes? Cette écriture avance lentement. Il a envie de terminer ce livre. Sa vie est une radio. Comme l'art, fruit de la nécessité. Parfois de grands silences, et puis ça redémarre. Il laisse filer un disque entier, ou quelques morceaux, puis il essaie d'enchaîner. Il s'imagine que c'est le monde entier qui l'écoute. C'est vrai.

Il sort dans la rue. Il fait froid sous son parapluie. Boulangerie fermée. La musique est planante, nordique, obscure, urbaine. Il aime les boîtes à rythme au son clair. Certains inconditionnels de jazz ne comprennent pas cette émotion froide. Où cela s'arrêtera-t-il? Il ne veut pas se forcer à agir. Surtout pas de système d'action. Hurler, c'est l'intensité de l'être. Ce livre est un procès de l'intellect. Il l'a écorché. Ici on voit l'aspect vraiment dialectique de son ouvrage. Ce n'est plus un dialogue, c'est un bistro. On ne s'entend plus, on ne s'adresse même pas la parole, chacun va au gré de son idée. A tort on s'approprie les termes de personnalité multiple. Ce n'est pas assez explicite. Il y a l'espace de la personnalité, mais pas le temps. Chez lui, la personnalité est multiple simultanément. Il devrait mettre des parenthèse, mais son livre en serait plein.

Il est l'instigateur d'un troisième état. Il y avait l'ouvert. Il y avait le fermé. Lui a inventé le ni ouvert, ni fermé. Pas un intermédiaire, pas l'entrebâillé. Puisqu'il parlait de simultanéité, il ne s'agit pas non plus de l'ouvert et du fermé en même temps. Pas un mélange, non, un véritable troisième état à part entière, avec ses caractéristiques propres. C'est la grande nouveauté de sa pensée. Après le concept de dialectique hyper-développé, explosion de celui-ci avec l'apparition d'un nouvel élément qui remet fatalement en cause l'opposition régissant l'ensemble universel de base. Tout ce qui est imaginé existe dans l'univers. Voilà la véritable imagination prenant tout son sens, par le pouvoir de concevoir l'inconcevable. La dialectique existe toujours. Elle va s'opposer à ce troisième état qui l'empêche d'exister, jusqu'à l'intégrer par une acrobatie conceptuelle, pour générer un quatrième état. Non. Cela ne rime à rien. C'est donc parfait pour l'imagination. Les états vont se multiplier à l'infini. La dialectique de base suffit à susciter l'infini.

Retour à des bases plus modestes. Cette destruction était programmée. Il devait y arriver. Belle preuve d'altruisme. Tout est dit. Il devrait cesser d'écrire. C'est faux. L'intellect est un labyrinthe insoluble, car infini. Il sait que personne n'est apte à comprendre son œuvre dans l'immédiat. Il a besoin d'écouter du blues au piano pendant des heures pour se remettre dans le contexte par l'hypnose. Il se connaîtra au point d'admettre davantage qu'il est deux. Coup d'œil dans le miroir. Des traces blanches sur le visage, rituelles. Imagination et tradition.

Le transconceptualisme est né. Pensée de l'oubli, née pour mourir, qui ne porte pas en elle la volonté du durer. L'éternité ne dure pas, elle est temporellement omniprésente. Le transconceptualisme est l'illustration d'une réalité qui ne sera jamais partagée, la seule réalité qui puisse être tenue pour vraie. Lui-même oublie tout. Enchevêtrement des plans, des dimensions. Philosophie de l'ego infini. Pas comme cette société de lâches et de vendus. Tout mais pas la souffrance. Il parle de la paix de l'esprit. La pensée devra lui rester comme le sang dans ses veines. On n'est jamais trop conscient. Il veut évoluer jusqu'à la fin de ses jours, aussi rapidement que jusqu'à présent. Seul devant, à des milliards d'années mentales de la plus proche des formes d'intelligence. Son ego devant, lui devant, et tout le reste derrière. Sans souffrance autre que sa souffrance actuelle. Le sang dans ses veines. Il a choisi de vivre une vie qui en vaille la peine jusqu'au bout. Le cerveau, ce reptile.

Il a encore oublié ce qu'il voulait écrire. Le transconceptualisme. Encore le passé, l'impatience, l'après, le lendemain, les jours qu'il s'est donnés pour finir. Il se laisse jusqu'au soin de se blâmer. Dans la gloire de le faire avec une conscience infinie. Musique de la mer, musique de l'été. L'été qui vient de mourir avec les premiers mots de ses écrits. Il écrit trop haut. Non. Il écrit trop lentement, tout d'un coup, ça oui. Le vent est tombé. Transconceptuel, ce qui enchevêtre des théories étrangères les unes aux autres, pour récréer le néant, pour effacer l'ignorance.

Toujours les mêmes références, toujours les mêmes contresens. Il étudiera tout. Il va loin et il aime ça. Etudiant, enfin. Pour tout savoir et plus, pour le meilleur exclusivement, pour que l'univers se sente en confiance avec lui, et vice versa. L'univers, ce n'est pas une explication de l'univers, même si toutes les explications se valent. L'univers, c'est toutes les réalités de l'univers vues à travers toutes les explications, toutes les théories. L'univers, c'est toutes les théories sur tout, tous les vents, tous les mots, toutes les feuilles de papier, tous les poèmes sur la couleur des yeux, tous les chiens qui traversent la rue, et lui qui vole pour exister, si haut déjà que plus personne ne le voit.

Quand il aura fini d'écrire, il aura sans doute des choses à dire que les limites de son ouvrage ne pourront contenir. Le jour, tel nombre de pages. Vite, pour terminer. Dyslexie des doigts. Tant que les mots ne sont pas devinés, il peut écrire n'importe quoi. Musique répétitive. Harmonie avec la musique de sa chaîne. Enfin une littérature artistique. Miracle du siècle. Une vie courte, pour ne jamais atteindre la puanteur des vieux qui se décomposent vivants. Tout dépend de la musique. La Bible coule dans l'encre. On parle si peu de la fin du monde. De la poésie pour atteindre l'ère conceptuelle. L'aire. Pour tout comprendre. Un élément suffit. C'est un échantillon du monde. L'ère, c'est l'aire. L'espace, c'est le temps, car tout est compris dans l'origine. Comme il n'y a pas d'origine, rien n'est jamais compris. Tout est toujours compris, et lentement se dessine l'histoire sans fin de l'univers.

Il pourrait s'arrêter là. Sa vie multiple s'unira dans le prolongement du tout. Il a encore oublié. Le livre est un morceau de vie. La littérature, c'est le réel. Quand on aura fini d'imaginer des histoires, on finira par dire ce qui est. La vie connaît des chutes avant la dernière. Transconceptuelle, la chute sans chute. La chute, c'est qu'il n'y a pas de chute. Un morceau de vie peut s'arrêter là où le goût du public ne trouve rien à son goût. Tant mieux. Telle sera sa chute.

Il suffit de peu de choses pour qu'il se remette à écrire. Un livre, une sortie dans la rue. Une lecture sur les rayons du soleil lui rappelle sa galère en Espagne. Devant un tunnel, trop loin de Barcelone, à faire du stop pour rejoindre Barcelone comme si c'était possible en une journée. Finalement, il escalade la colline. Après une nuit glaciale. Goûter les premiers rayons du soleil. Ne pas aller dans le Vieux Nice par temps de pluie. Les quatre premières lignes d'un paragraphe sont les plus dures à taper. Ses écrits se perdront. Duke Ellington, trop fort peut-être. Il cherche la chaleur d'un pub, vers minuit. Pourquoi ne plus sortir? Trop de fumée. Il cherche à écrire le nombre de fois d'il ne sait plus quoi. Il aime boire brûlant.

Ses peintures s'affalent sur le sol de la pièce. Il achètera de quoi les fixer. Sans se crever les yeux avec. Il commence à savoir peindre. Il fera des tableaux aussi bruyants que sa musique. La magie des premiers morceaux. Regard sur des arts qui diffèrent, ne diffèrent pas. Il doit y avoir un troisième état. La dialectique est à la base de tout. Le tout ne doit pas être estompé. Procéder par élimination. Lieux communs du langage. Il se perd dans son oubli. Près de la fac. Il rêve de montrer l'exemple aux étudiants en prenant le large sur un bateau pirate. Il revient d'Espagne où il a mené une révolution. Il ne sait combien de pages il pourra taper par jour au traitement de texte. Il revient d'Afrique. Les temps déchus qui ont du mal à mourir, comme les nuages liquéfiés qui survivent dans les flaques d'eau. Une chose oubliée, mille autre qui émergent.

La mort du logiciel sera la fin de son histoire. Il écoute Jane's Addiction. Il en demande trop à sa mémoire. Ce qu'il a oublié lui reviendra en lisant. Quelqu'un d'autre que lui. Ne pas abréger les mots dans ses poèmes. Il essaiera. Déjà fatigué d'écrire. Il aime de plus en plus le hard rock. S'il animait une radio, il serait incapable de faire des commentaires. Il a encore oublié quelque chose. Il veut tout rassembler dans ce livre. Il a pris le rythme. Rien n'est plus valable qu'une remarque purement personnelle. Les études, son éducation jusqu'à présent ne lui ont appris qu'à refouler ses idées personnelles, celles qui ne s'inscrivent dans aucune convention.

Esthétiquement, ce qu'il aime le plus dans un livre, c'est que l'essentiel soit dit dans les vingt premières pages. Le reste n'est qu'argument commercial. Une essence ne se perd jamais, il n'a donc pas à s'inquiéter pour son intégrité spirituelle. Le rire des enfants, dehors, fait écho à cette dernière réflexion. C'est une course contre la feuille de papier, symbole du temps littéraire. A quand les livres qui donnent l'heure? Bientôt le lecteur pourra s'introduire dans l'ouvrage, s'asseoir à la terrasse d'un bar, devant une horloge publique, et voir tourner l'aiguille qui, lentement, injecte de la mort dans la vie. Si l'humanité pouvait survivre, elle entrerait après quelques siècles dans l'ère des inventions personnalisées. La science-fiction se base toujours sur la notion de survie de l'humanité. Elle représente l'espoir de voir survivre cette espèce critique, condamnée par essence. Apparue avec le romantisme. Il aime son époque, le confort, les groupes de rock. Il a trouvé un sens au fait d'acheter des disques, un sens qui relève de la foi.

Les romantiques se trompent avec grâce. La beauté est unique. S'il rédige une préface, une fois son livre terminé, il risque de définir celle-ci autour d'une idée centrale, ne voulant pas trahir la totalité du fond de son livre. Moyen de sélection très habile. A la fin du livre, il aura installé tellement de dispositifs de sélection, à l'intention du public, qu'il sera le seul à l'avoir vraiment compris. Tout est compris dans le premier mot. Mais où serait le plaisir de la lecture? Il n'y a aucune continuité à établir dans le raisonnement. Ce serait trop systématique. Voilà pourquoi il a le sentiment de se contredire à chaque instant. La musique, la peinture, l'écriture, semblables? Où serait l'intérêt? L'intérêt doit être découvert. Les arts ne sont multiples que pour laisser à l'éternité le soin de révéler leur identité. Son livre n'est qu'un long avant-propos. Se contredire, c'est agir en conséquence. Avec lui, les reproches envers la contradiction perdent le sens qu'ils n'ont jamais eus.

Dans une chanson, l'émotion importe plus que le sens des paroles. Il faut savoir doser le texte, le faire fondre dans l'instrumental. Le thème général demeure. Le temps n'est plus aux significations. C'est sa conception de l'humanité en général, de la chanson en particulier. C'est le démon qui le veut, il s'est introduit sur Terre, et c'est lui que tout le monde applaudit. Les pratiquants parlent de la paix mondiale. Leur foi est hors de cause. Le démon, qui n'est rien d'autre qu'une évolution dégradante, s'est emparé des hommes. Les moines intègres deviennent de plus en plus rares, parce que les moines sont moins nombreux qu'avant.

La fatalité au sujet du démon s'est inscrite en lui, et pourtant il lutte. La vie sur terre est une occupation. Occupation de l'espace, occupation du temps. Il faut s'occuper. De sa vie, de son temps, faire son temps et puis renaître ailleurs, soi disant. L'inexistence, par essence, n'existe pas. L'histoire, les énergies vitales, voilà ce qui manque à ceux qui essaient vainement de fabriquer la vie en laboratoire. Il va passer son temps à détruire ce qu'il n'a construit qu'aux yeux de ceux qui n'ont rien compris à son ouvrage. La vie est le laboratoire du livre. Il aura de la sympathie pour le lecteur qui se sera reconnu dans ce dernier. Il ne veut pas descendre le rock. Il ne fait que constater la présence du démon. Moins on s'aperçoit de sa présence, mieux il s'introduit dans le système. Et quand le démon apparaît, il ne s'en va plus jamais.

Il s'est remis à pleuvoir. L'écriture devient son supplice quotidien. Du coup son clavier va mieux. Il exploite plusieurs mécanismes mentaux pour s'exprimer. Certains s'opposent forcément. Question de vocabulaire. Il aimerait que tout soit terminé, son livre, la planète, l'histoire, la vie. Il refuse maintenant d'intégrer un système à sa vie. Les systèmes le font souffrir. Cela se ressent dans ses dernières peintures. Il y a la décadence aussi, car il préfère la première à la deuxième, la deuxième à la troisième. Le cycle des trois s'est accompli. Trouver un mot qu'il n'a pas l'habitude d'employer devient un enchantement dans cette période sans joie. Une peinture meilleure renaîtra pour l'infini.

Tout l'univers se retrouve dans une peinture. Peindre un tableau, c'est comme créer la cellule de base d'un être vivant avec toute la complexité que cela implique. C'est démiurgique. L'artiste fait ce qu'il veut, sa volonté de peindre étant elle-même programmée génétiquement. La race humaine est une race de robots. Tous ses faits et gestes sont programmés. D'où les robots à figure humaine de la science-fiction. Il n'y a pas de hasard. Quand il entre dans le monde de son livre, ce dernier devient sa réalité de manière exclusive. Seule la musique le ramène à l'autre réalité. Mais comme l'être et l'autre ne font qu'un, le rythme le renvoie à la réalité du livre par analogie avec le rythme de son clavier. Comme par hasard, ses derniers morceaux cherchent leur rythme. Il craint le pire. C'est la distorsion volontairement excessive qui lui donne l'impression que le rythme s'absente, comme s'il voulait se couper inconsciemment de tout moyen d'atteindre une quelconque réalité. Soif de néant, instinct de mort. Il s'habille tout en noir, il est le veuf de la déesse du néant. Aujourd'hui il s'est rencontré. Il n'arrive pas encore à se serrer la main droite avec la même main. Peu s'en faut.

Il est épuisé. L'écriture le rend malade. Le fluide noir de l'encre devient plus clair sur le papier, une partie s'injecte dans son mental et lui empoisonne la vie. Ce livre mourra avec lui. Il emportera son secret, ce livre que nul ne lira jamais. La lettre au poète est trop longue, comme la rengaine de tous ces êtres qui ont failli et qui, à force de faillir, provoquent la lassitude. Ils passeront toute leur vie à faillir pour rester finalement dans l'anonymat. Il paraît sûr de lui. Son livre est pourtant l'œuvre du doute. Il va être publié, quoi qu'il arrive. Avec l'échec, l'avion inexistant poursuit son vol sans lumière. Ici le doute l'étreint. Et s'il n'était pas publié?

Il est trop tard pour aller acheter de quoi fixer les peintures. Il n'avait pas l'intention d'y aller, à cause de la pluie. A cause surtout de la ration d'encre qu'il doit donner à sa feuille de papier, aujourd'hui comme les autres jours. Les jours se ressemblent, et ont au moins cela en commun avec les feuilles de papier qu'il voit lentement défiler comme autant de traversées du désert. Quelque chose à trouver, une analogie entre l'écriture et la réalité. Ses feuilles acquièrent une identité, à partir du moment où il les numérote. C'est comme un calendrier dont on arrache les feuilles jusqu'au jour promis. Et après, plus rien? Et la sortie de prison, après en avoir sali les murs d'un calendrier de fortune? Refoulée.

Il faut annihiler la réalité, c'est le rôle de l'écrivain, qui se perd entre les parois de son labyrinthe intellectuel et les espaces blancs laissés entre les lignes, pour avoir un répit, pour oublier un instant cette réalité qui fait que la joie ne dure pas. Entre la réalité du livre et la réalité du monde, l'artiste joue à sortir de prison. Ne pas trop rester dans l'une ou dans l'autre. La joie vient de cet instant de passage, de ce court instant de liberté qui afflige le plus conscient, car ce dernier se rend vite compte qu'il ne sort de la prison du livre que pour entrer dans la prison du monde, et vice versa.

Il n'écrira plus jamais sur la musique. Il s'abstrait tellement dans son ouvrage qu'il en oublie son entourage matériel. L'année dernière il a voyagé. Résurrection du romantisme, par analogie. Partir pour se fuir. Ce qui est bien connu est souvent mal compris. Il ne voit pourtant pas ici de contresens possible. Aurait-il trop glissé vers lui-même au point de perdre toute conscience de l'autre? Tout est clair pour lui, n'en déplaise au romantisme. Quand on part, on s'emporte toujours avec soi, seul bagage jamais oublié.

Départ pour Copenhague. Il veut fuir, il cherche donc le néant, la face vide de son être. Quatre jours de stop pour arriver à destination, trois autres pour revenir. Une semaine, les sept jours de la création. A Copenhague, un squat gigantesque. Premier et dernier contact. Il y passe une journée, en vain ou non, tout dépend du système, de l'expérience. La police n'est pas censée entrer. Le cannabis se vend en toute quiétude. Il est déphasé. Un bar. Il se pose, observe discrètement le monde. Discussion en anglais, backgammon. La confiance le gagne. Seul à nouveau, avec lui-même. Cette compagnie fait la solitude, sauf quand on a conscience de soi. Là on ne se sent jamais seul, et on assume les rencontres, les filles. Tout n'est que réalisme. C'est comme s'il était de nouveau sur la route. Le soir. Tour du squat. Une rivière, une forêt, des sentiers de terre parmi les arbres, de la musique, des ponts, des cabanes avec des graphes partout. Soirée concert, anniversaire. Midi passé, il se pose. S'effondre. Il a l'impression d'être deux.

Départ de la ville. Rentrer à Nice. Enregistrement inaudible de sons pris lors du voyage, artistiques selon ses critères, les seuls valables. Il se souvient de l'aller, à présent. La traversée de nuit de l'autoroute allemande, ambiance désertique, froid désertique, vision résolument nocturne. Il retrouve le plaisir d'écrire. Parachuté par la police locale à une sortie irréelle. Vingt minutes. Toujours plus froid. Soudain, des rires. Un groupe de jeunes qui marchent vers l'endroit où il s'est figé à cause du froid. Ils font connaissance. Il cherche un endroit pour dormir. Traversée d'une forêt après excursion au bord de la mer. Arbres fabuleux, ambiance spectrale. Enfin à manger. Rien dans le ventre depuis deux jours.

Il y a eu ses virées à Paris. Deux heures dans une station, à tout claquer, interrogeant la population de passage pour se faire conduire à la capitale. Un couple de jeunes du seizième arrondissement accepte de le prendre en stop. Il s'affale sur la banquette arrière. Porte d'Orléans, puis les quartiers célèbres, beaux ou mal famés. L'envie, tout à acheter, rien à dépenser. L'air est lourd. La nuit sous la tour Eiffel à faire les poubelles, des baguettes de pain dures comme la ville. Encore des nuits oniriques, monuments clairs tels des cartes postales en relief. Il paraît que le chanteur de Treponem Pal enregistre alors aux Etats-Unis avec Ministry, c'est la gloire. Chant du coq sous distorsion, volatile industriel. Des étudiants à l'allure post-punk le snobent. Ils vont en boîte, ça coûte cher.

Il veut se faire interviewer en tant qu'Antéchrist. Un premier journal refuse, un deuxième lui demande de s'en aller, un troisième accepte mais l'interview ne sera pas publiée. La fin du monde, sa vie, les films gore, son envie de tuer, la libération du corps, la mort de l'intellect comme raison de l'extinction de l'espèce humaine. Après, l'Espagne. La nuit près de Lyon, de nouveau pris en stop. Quinze heures de route d'un seul trait. Un type pressé de rejoindre sa femme. Personne à la frontière. Tant mieux, il n'a plus de papiers. Plus d'argent, cela va de soi. La mer, des falaises, des montagnes, des ruisseaux. Largué dans une station style désert du Mexique. Il n'ira pas jusqu'au Portugal. Un routier qui parle français. Une gare. Rejoindre Barcelone, la frontière, rentrer à Nice.

Quatre jours de froid et de mendicité, lieux inconnus, villes paumées, des pubs où l'on entend Nirvana. Les temps se mélangent. Il envoie valser par terre un type agressif qui emmerde tout le monde au comptoir. Le type agressif va appeler ses amis. Ses amis se barrent sans lui. Loin de Nice, encore quatre jours à tirer. Barcelone sous la pluie. Eviter les douaniers. Le train vers la frontière. Le soir dans le maquis, trente bornes à pied. Port Bou, il respire la Catalogne vue mer, pense à la Corse. Délice nocturne. Le poste frontière, deux bâtiments brumeux, un hôtel. Il quitte la route pour s'engouffrer à nouveau dans le maquis. Comme un loup, il se glisse dans les ronces. Il vit un rêve pour compenser le manque de sommeil, libre comme le loup sans collier. L'ombre de Dali plane sur lui. Plus qu'à marcher vers Cerbère, il a quitté l'Espagne. Le matin, un flic lui demande d'où il vient. De Nice. Direction Marseille, par le train, où il rencontre un groupe de squatteurs. Une dernière nuit avant de rentrer, dans une maison en ruine au cœur d'une forêt, à Valbonne, où il partage un sac de couchage avec une fille, une étudiante. La musique est matérielle. Il faut savoir la prendre. L'harmonie dévastatrice de My Bloody Valentine saccage ses dernières lignes.

Son but est d'éliminer le plus d'idées possibles en les figeant dans le papier. Un souvenir est une idée, et vice versa. Tout ce qui provient du mental, et donc indirectement du corps, est filtré par ses mains qui exécutent l'esprit. La peine capitale, sa mort à petit feu. Le procès est terminé, la guillotine est tombée des milliers de fois, et l'audience est toujours entre les mains du juge qui ne veut pas la lever. Le public pense à l'éternité. C'est l'univers à l'endroit. Corps libérés, ils exécuteront l'esprit à n'en plus finir, comme si celui-ci devenait le plus important du fait de sa mort. Parce que tout est fermé pendant les jours de fête, les jours de fête ressemblent à des jours de deuil. Il y a toujours une ambulance qui circule dans sa résidence. Elle vient ramasser les vieux crevés, tous les jours, toute la journée. Il en est au stade de l'usine. Ses écrits ont rattrapé le retard pris sur son époque. Spontanément, il a reproduit le cheminement de l'univers jusqu'au jour présent.

Il y avait les écrits hors du temps, dans le temps. Il a inventé l'écriture qui, à son image, ne prend pas position. Ecrire hors du temps, c'est toujours se situer par rapport au temps. Il n'y a donc pas de différence entre les écrits dans le temps et les écrits hors du temps. Lui écrit dans une réalité où le temps perd toute sa signification en la prenant du même coup, mais de temps en temps. Ni dans le temps, ni hors du temps, il évolue en dehors de tout système spatio-temporel, ce qui se ressent dans son écriture qui en fait autant. Il connaît l'éternité. L'esprit et le corps s'harmonisent et ne cherchent plus à se détruire l'un l'autre quand le premier se représente l'éternité, l'infinité du second. Ils deviennent alors chacun le miroir de l'autre, face à face dans l'universalité recréée de jours sans veille ni lendemain.

Le jour présent est toujours le deuil du jour passé. On le retrouve dans la conscience de ceux qui comme lui s'habillent en noir. Il est le seul à s'habiller vraiment en noir. Si le noir existe, le néant existe. C'est le paradoxe qui fait l'infinité de l'univers. Les autres ne font que l'anticiper, ils se situent donc par rapport à lui, le centre de tout, de rien et du reste, simultanément et pour l'éternité, car il est celui qui choisit l'instant opportun de toute chose.

Selon les pratiquants bouddhistes qu'il a rencontrés, la première civilisation serait idéaliste, la seconde matérialiste et la troisième spiritualiste. Mais l'enseignement philosophique n'est qu'une suite de dogmes. Aussi a-t-il toujours reproché aux études philosophiques de prendre la même voie que les études scientifiques. Il aime les œuvres poétiques sur le cosmos. Elles ne prennent pas un tour moralisant. Il y est en effet question du grand et du petit, du lointain et du proche. Le bien et le mal sont exclus. Voir plus loin, voir des profondeurs là où il y en a. Baudelaire et d'autres ont montré la dissociation naturelle des valeurs métaphysiques. D'où la filiation entre Sade et Baudelaire. Lui n'est pas socialisé. Il est au-delà de toute société, au-delà de tout et de rien. Dans le néant, le noir n'existe même pas. Le noir s'oppose à l'être tout en n'étant pas le néant. Il est donc, en noir, au-delà de l'être et du néant.

Tout va bien pour lui. Ces écrits ne sont que la conclusion d'une époque révolue. Personne n'a-t-il remarqué qu'il est arrivé plusieurs fois, depuis le début de ce chapitre, à des conclusions qui pourraient clore ce dernier? Désir d'en finir pour se consacrer à sa vraie vie. Bien sûr, personne n'a rien remarqué. Sa musique est chaotique, il s'entend hurler. S'il avait accordé ailleurs à autrui la lucidité dont autrui peine à faire preuve ici, tout le monde aurait définitivement refermé ce livre à la lecture du premier mot. Dans cet autrui, il y a la conscience que si lui n'était pas en partie altruiste, il serait aveugle et sourd. Le moindre mal le terrasse. Civilisation matérialiste? Celle de Marx? Sa civilisation à lui serait plutôt nietzschéenne, à choisir. Quant à la civilisation ultime, elle n'est que ce qu'il veut en faire. Transconceptualiste. Corporaliste. Et, pourquoi pas, spiritualiste? La civilisation changera quand son humeur en fera autant.

Il a déchiré sa dernière peinture. Après avoir tout oublié, il ne lui reste plus qu'à apprendre à devenir patient. Il ne serait pas allé jusqu'aux limites préalablement fixées. Il aime que les choses commencent mais aime davantage encore qu'elles se terminent, pour permettre un nouveau départ. La longueur temporelle n'aura affecté que l'inqualifiable, auquel il laisse le soin de se qualifier soi-même. Il a voulu montrer qu'il était possible de lancer de multiples idées sans se situer nulle part, ce qui déclenche un renouvellement permanent. Il voulait se lancer dans une étude critique de ses propres lignes. Il y aurait parlé de l'art, de l'esprit dialectique, de l'apparition intégrée, du transconceptualisme. Cette attitude trop systématique n'a fait que confirmer sa volonté de se détacher de tout système, au point de refuser d'entrer dans un système antisystématique, ce qui alimente sa recherche qui souvent doit rebrousser chemin pour reconsidérer ses bases dispersées.

Tant pis pour sa méthode d'improvisation, dont il ne connaît pas encore bien les limites. Il y aura bientôt trois civilisations dans le temps et il est convaincu qu'il n'y aura rien au-delà. Son écriture n'est que le début d'une révolution esthétique. Il a voulu convertir son esprit au paroxysme de ces bouleversements, inutile d'y souligner un autre effet de son impatience. Finalement, personne ne saura jamais vraiment de qui il parlait dans ce livre. Les quelques indices qui pourraient aider en ce sens sont les nombreuses allusions à son livre. Il se sent attiré par l'Afrique. On dit que l'humanité est née là-bas. L'humanité est africaine par essence, car c'est le cas de la musique. Il a utilisé l'aspect théorique à des fins relatives à la forme. Le fond reste cette utilisation à des fins plus équivoques. Son livre est un essai narratif, il en est le personnage. Il n'a pas écrit le livre que le lecteur tient dans ses mains, son esprit est son décor.

Il a voulu tracer le portrait de l'ego. Le fond de cet ouvrage n'est que pure esthétique, ce qui renvoie à la forme. Cette dernière emprunte un aspect semblable à la philosophie, pour que la pensée se tourne vers la beauté, afin de siéger sur le trône qu'elle n'aurait pas dû quitter. L'ego est abstrait, c'est en même temps un huis-clos. Il a étendu ses limites à l'ensemble de l'univers afin que ce mélange impossible le découvre sous un jour esthétique. Le monde peut bien mourir, la beauté survivra.

L'intellect est un labyrinthe, il faut l'utiliser comme tel. Toute la difficulté est de se détacher de la logique fausse, car systématique, ayant dominé la pensée depuis ses origines. C'est la révolution dont il a été question jusqu'ici. La logique n'étant plus la même à aucun moment, elle va laisser le champ libre au principe de spontanéité, d'improvisation, dont ce début de chapitre contient à la fois la théorie et l'utilisation, via un fond et une forme qui se confondent en fusionnant plusieurs modes de pensée. L'ego, toujours au centre de cette fresque, traduit la genèse de la beauté, unique fin de la pensée, qui ne cherche plus à déterminer pourquoi une chose est belle mais ne s'attache plus qu'à susciter le beauté, se détournant d'un monde misérable pour contempler un monde onirique. L'élévation tend vers la beauté. On est soi-même quand on n'est jamais le même. Lui seul existe. Quand le narcisse sera fané, la beauté renaîtra.

Les pièces de l'étage où il se trouve, seul chez lui, se prolongent les unes dans les autres, forment un couloir. Dans la pièce centrale, montrant une armoire à un public invisible, car c'est le seul élément de mobilier présent, une armoire aux portes miroirs coulissantes, et dont les dimensions pourraient contenir un être humain, il va toucher le meuble plusieurs fois, le parcourir des mains sur la surface du miroir de long en large, tel un lézard sur une vitre. Voilà un objet dur, lisse, blanc, doté d'une longueur, d'une largeur, d'une hauteur. Avec conviction, il décrit les qualités de cet objet. Pourtant il se trompe. Mais il aimerait avoir raison. Car de qui viennent ces qualités, sinon de lui qui les a énoncées? S'il n'était pas là, cet objet n'aurait personne pour lui dire à quoi il ressemble, personne même pour lui dire qu'il est là, qu'il existe. Et, justement, il n'existe que quand quelqu'un est là pour le lui dire. Autrement son existence n'aurait pas de sens, et sans sens il n'existerait pas. Le sens n'est pas propre à l'objet. On vient le lui donner.

L'objet n'a pas de conscience, lui si. N'étant pas un objet, il se donne lui-même du sens. Il existe par lui-même. Il est essentiel. Pour cet objet, et donc pour tout l'univers. Pourtant il est trompé par son pouvoir. S'il sait que l'univers n'existe pas, ses sens sont tellement entraînés qu'ils le persuadent du contraire. Faut-il donc un esprit comme le sien pour admettre la vérité, tant qu'il n'est pas ramené à l'illusion des autres esprits? Sa douleur existentielle lui fait connaître la vérité, cette vérité tellement vraie selon laquelle il n'y a de vérité ni pour lui ni pour personne, car rien n'existe à part lui-même. Voilà pourquoi il est seul, pourquoi les autres ne connaissent pas sa vérité, cette vérité qui, même connue de tous, ne se partage pas. Ils ont peur d'être seuls, et ne vivent que pour se protéger de la vérité vraie. Il se voit mourir seul et grand.

Il quitte l'armoire, la pièce, se promène dans le couloir, regarde derrière les portes, appelle les démons, leur demande où ils se cachent ce soir. Quel beau piège que cette autre pièce dont les lampes sont si difficiles à allumer, dont les murs le retiennent. Mais il aura beau tirer tous les rideaux, s'ils veulent se cacher ils trouveront d'autres endroits. Peut-être même ne sont-ils nul autre que lui-même. Il a l'air diabolique. Il peut abandonner ses recherches, sûr de sa découverte. Il regagne la pièce de l'armoire, dont il s'approche de nouveau.

Chaque minute est sensible. Dans son état, ses propos peuvent changer du jour au lendemain. C'est dans l'invasion de la vie qu'il découvre sa richesse artistique. L'érotisme, la lassitude, le sommeil, la foi en soi-même. Dormir montre à quel point la vie est paradoxale. Comme il ne connaît que des apparences, le jour n'est pas une éternité. Le jour diffère de l'idée qu'il en a. La vie est éternelle, car la vie n'est pas mortelle par essence. Il souffre de l'existence des objets. Plus il y a d'objets, moins il a le sentiment de ne pas leur ressembler. Demain il pourra se confondre avec cette pièce. Etre un meuble.

Ce soir, il profite de sa solitude. Chaque mot qu'il dira révèlera les événements. Il faut le traduire, pour le comprendre. Comme un écrivain. Mais il veut être un orateur. On rêve d'une vie antérieure comme on rêve de la mort. Avant la naissance, la souffrance n'existe pas. Tous ses mots sont liés. Comme un professeur, il revient sur son cours pour mieux se débarrasser de la leçon qu'il porte. Aucune des dimensions du langage ne doit échapper à son discours. Son discours se connaîtra lui-même. Pour le faire exister. Dans son cas, le discours ne tue pas. Il le fait vivre. Il n'y a pas de monologue, c'est vrai. Il parle avec son discours.

Il est celui qui hait. Quelle pertinence. La réussite consiste à illuminer sans rien donner de soi. On va attendre ses mots comme de la nourriture. Mais il doit savoir. Faut-il donc commettre des erreurs pour apprendre à vivre? Il n'a pas de convictions. C'est déjà une conviction. Quand on a une conviction, la vérité est dépassée. Tous les convaincus ont raison. Un paranoïaque convaincu est aussi crédible que le plus convaincu des sains d'esprit. La peau astrale est le symbole du suicide qui vieillit. Il se voit en sage tibétain.

S'il a peur de ressembler à ce qu'il n'aime pas, le monde lui a menti sur l'existence. Un jour sur deux, un malade donne des coups de poings aux gens qu'il rencontre. Ceux qui préviennent du danger un jour deviennent, le lendemain, ceux qui retiennent la victime pour que le malade lui donne des coups. La correspondance est la confession à autrui de son inutilité à un monde inexistant. Il n'y a pas de réalité. Dans ce monde, certains sujets pensent que seul un discours complexe exprime des choses complexes. Heureusement qu'il y a eu des écoles à leur gloire. Croire que l'autre ne comprend pas, c'est ne pas comprendre l'autre. Le langage possède la faculté de se redéfinir. La science l'a oublié pour ne pas sombrer dans la dérision.

Il parle le plus possible. Il faut prendre beaucoup de photos pour se rassurer. Il se rend compte à quel point, dans sa solitude, il parle pour les autres. Pourquoi les cordes d'une guitare se cassent-elles? A cause des distorsions de l'esprit du guitariste. Il s'agit d'atteindre la perfection là où l'imperfection reste sous-entendue. Ce n'est qu'un rêve. Suivre une voie, ce n'est pas tout comprendre. Et quand on suit une seule voie, on la suit toute sa vie. L'indétermination est triviale. Croire à l'expression de ses désirs. Voilà un idéal. Il n'a qu'à se taire s'il le décide, et c'est comme s'il avait compris. A force de mots, il se rend compte qu'il n'atteint jamais le monde. Pourtant tout est possible. Mais tout est tellement. La vérité évite la science.

Quand un temps devient éternel, l'illusion du monde est brisée. A force de rester au même endroit, il perd ses souvenirs. Si seulement il pouvait la voir, elle, ailleurs que dans le songes. Un couple oublie tellement qu'il est deux qu'il finit par s'ignorer. Voilà ce qui explique les enfants. Le couple ne sait pas qu'il souffre. Quant à la souffrance, chacun croit la connaître. Même le couple. Elle et lui seront de purs amants. Il sera l'amant de cette femme pour la mort afin d'honorer la sexualité pure, se fera stériliser pour le plaisir à l'état pur. La honte est le malaise du désir. Il a cru pouvoir se persuader que les autres avaient tort de taire certaines idées. Encore faudrait-il qu'ils y tiennent. Il n'y a pas que des identités au sein de l'altérité. Les autres sont illusoires quand on peut les observer. Personne ne peut s'observer, sauf le néant.

Quand l'idée existe, tout est dit. Il faut détruire l'idée pour penser. Il est vain de chercher à distinguer le talent du génie, car le génie ne se distingue que de lui-même. Le monde ne verra aucun inconvénient à se laisser démolir. Sa montre est cassée, mais ce n'est pas un choix. Son réveil faiblit. Est-ce vraiment malgré lui? Il pense à ces songes où, dans une pièce sombre, les lampes refusaient de s'allumer. Il n'a pas toujours été seul. Quelqu'un lui montre un papier blanc pour lui parler du vide en riant. On ne comprend pas, on donne des explications. Heureux qui ignore que l'autre lui est inaccessible. Il n'y a pas d'analyse possible sans récit méthodique de la réalité. Ses démons le regardent et lui donnent envie d'aller parcourir le monde. Il essaiera de tenir tête au cauchemar. Ce qui est possible n'est que ludique.

Son entreprise est un défi, le bonheur et la fierté d'avoir un désir sans objet. La parole, c'est la bave de l'esprit. Il comprend mieux pourquoi son discours cherche la beauté. Sa propre illusion remplace celle des autres. Qui est heureux de vivre peut estimer avoir raison. Le cynique serait plus heureux s'il n'était qu'un chien. Lui ne veut quitter sa solitude que pour aller vivre seul. La culture, voilà ses démons. Elle se cherche en lui, qui se persuade que son âme a des entrailles. Après la mort, l'âme laisse au corps les vers qui l'ont rongée la vie durant. Pour comprendre d'où viennent ses mots, il faut mourir. La matière et l'antimatière peuvent enfin s'unir. Leur contact produit une grande explosion. Les ombres disparaissent.

Accusé de sorcellerie, il se prétend médecin. On lui reproche également d'avoir corrompu le peuple. Lui répond que le peuple l'attendait, son peuple, le peuple du livre. Il se rendrait ainsi coupable d'hérésie en compromettant des siècles de religion à venir, et finirait brûlé. Mais il désire être crucifié, afin que son corps se consume à l'air libre. Au nom de Rome, il sera donc crucifié. Voilà le point de départ d'une intrigue dont les héritiers, à ce stade de l'histoire, se retrouvent dans un monastère somptueux, un domaine de riches intendants n'œuvrant ni au nom de Rome, ni au nom du Christ, mais au nom du Nil et de ses juges, lesquels se situent au-delà du divin. Le deuxième chapitre abordera plus en détail les pensées mystiques nourries par le personnage principal, toujours et jamais le même, au cours de sa retraite au monastère, ainsi que le dépassement du mysticisme par l'amour d'une femme, après le dépassement du narcissisme par le mysticisme.

Pour l'heure, depuis la fenêtre de sa retraite, il lance de longs regards contemplatifs sur les arbres du parc à perte de vue. Difficile de situer le lieu géographiquement. Juges et intendants gardent le secret de leur identité, décrivent le monde selon leurs propres pensées, leurs propres mots, qui n'ont pas toujours de rapport avéré avec la connaissance que tout un chacun peut avoir du monde, de sa géographie et de ses époques. Flou spatial et anachronismes entretiennent le mythe, un mythe qui va perdurer jusqu'au bout car il trouvera d'autres générations de représentants qui accepteront d'en prendre le relais. Ce monde, leur monde et le monde de tout un chacun mais perçu, donc, avec des yeux différents, ce monde se nommera le Sud Ancien. Il aura des résonances dans toutes les étapes d'une transformation personnelle, d'une perte de mémoire et d'une réminiscence inconsciente.

Lui se consacre tout entier à la rédaction de son livre, avec un certain recul né de sa concentration, à l'instar d'un navigateur ne vivant que pour le rêve même s'il paraît soucieux des détails techniques du voyage. Depuis la fenêtre s'alternent les vues sur l'Irak, le pays du jardin d'Eden, et les cèdres dont le feuillage fouette l'air comme une voile au large. Il vit dans un pays semblable à un navire, où le ciel est toujours beau. Son cœur ne connaît de limites ni dans l'espace, ni dans le temps. Le parc est immense. Des renards y ont trouvé refuge.

Ce soir, le soir ne se ressemble pas. Les intendants se réunissent pour dîner. Jusqu'à présent, il a gardé ses pensées solitaires pour lui. Ses confrères ne le considèrent pas encore comme le dissident qu'il va devenir, mais comme n'importe quel autre intendant parmi eux. L'intendant qui se démarque alors des autres n'est pas lui, mais celui que les autres ont surnommé l'animal. Tout être humain est un animal. Par ce surnom, ils soulignent l'animalité particulière, ou plutôt l'excès d'humanité cruelle, dont fait preuve ce confrère dont le passe-temps favori consiste à torturer des êtres humains dans une cage. La tolérance que manifeste l'ordre à cet égard demeure un mystère. Il a dû rendre de grands services à la communauté pour bénéficier d'un privilège aussi malsain et morbide.

Les autres membres notables de l'ordre, qu'il faudra retenir, sont le chef, son rival et leur larbin, dont la couardise et la duplicité tient au fait même d'accepter de servir deux partis concurrents sous prétexte qu'ils appartiennent au même ordre, feignant d'ignorer cette rivalité interne. Ces trois personnages, en plus de lui-même, héros ou antihéros que l'on ne présente plus, et de l'animal, qui vient de faire son entrée en scène, seront simplement nommés le chef, le rival et le larbin. Le chef et le rival se détestent. Leur vie dépend de leur haine réciproque. Autant dire que le double jeu du larbin confère au don d'ubiquité. Il peut ainsi braconner dans le parc tout en dînant à table. L'ambiance est obscure, évoquant la profondeur lugubre des tableaux anciens. Sachant le héros dévoué à la cause du chef, contrairement au larbin qui sert tout le monde et n'importe qui, le rival ne poursuit qu'un seul but, tuer progressivement le héros, en toute courtoisie. Le rival déclare ainsi, publiquement, vouloir lui faire un présent. Tous réunis à la même table pour ce dîner, ils applaudissent. Le rival jette un sac sur l'assiette du héros, et l'ouvre avec un geste de sauvagerie et de noblesse, laissant voir une tête de renard décapité.

Le héros perd connaissance et se réveille dans son lit. Le lendemain matin, il croise le larbin dans la cour intérieure du monastère, alors que celui-ci vient remplir un tonneau à la fontaine située au milieu de la cour. Ayant l'habitude d'écouter cet être vide, plus inconsistant que son tonneau, déblatérer à son aise, il se contente de le saluer d'un hochement de tête et décide de le laisser parler. Le larbin, en lui rendant son salut, se contente de lui dire, d'un regard vide, que tout cela n'est pas bien grave, que c'est dans l'ordre des choses.

Le bassin se jette dans le Nil. Au bord du bassin se trouve la collection de l'animal, sa collection d'êtres humains. Certains sont mort dans leur cage, ce qui inspire le dégoût. Le rival et l'animal doivent être complices. Lui n'a que ce bassin pour se baigner. Les bassins à moustiques de l'animal confirment l'intérêt de celui-ci pour l'élevage. Sinon, pour se baigner, il faut aller dans le Nil, trop loin du monastère. Le larbin rejoint bientôt les deux autres au bassin, suivi par le rival. L'animal, lui, ne se baigne jamais. Il entretient sa collection au bord du bassin. Le héros soupçonne le larbin de complicité avec les deux autres, vu que le larbin accepte de servir n'importe qui et n'importe quoi. Le rival se baigne habillé, selon un rite qu'il qualifie lui-même de vénitien, en rapport avec une secte infiltrée dans la noblesse afin de maintenir la terreur à Venise. Le rival qualifie l'animal de visionnaire. Il peut se baigner pendant des heures, toujours habillé, pendant que l'animal donne des coups d'épée entre les barreaux de la cage où agonisent les pièces de sa collection. Le larbin observe la scène sans s'étonner, ayant tendance à accepter la vie dans toute son incongruité. Ce lâche se fait passer pour un homme tolérant.

Le rival rapporte aux autres les nouvelles du jour, qu'il tient du chef lui-même. Les dernières séances de prières ont attiré des nobles des autres royaumes. Le héros estime que cela ne présage rien de bon. L'ordre n'a que faire des courtisans qui assistent avec indifférence à ses cérémonies religieuses afin de flatter le chef, pour obtenir de lui les avantages financiers que leur roi leur a refusés. L'animal lui rétorque qu'il parle pour ne rien dire, dans la mesure où les affaires de l'ordre ne le passionnent pas plus que les informations données par le rival. Le héros ne relève pas cette accusation en règle, entend préciser que ce sont les secrets de l'ordre qui le passionnent. Le rival encourage alors le héros à leur parler de son fameux livre. Ce dernier intéresserait jusqu'aux juges du Nil eux-mêmes. Voilà qui est déformer la réalité, ajoute l'animal. Le héros répond que son livre, une fois achevé, éveillera le sentiment d'universalité dans l'esprit du lecteur. Le rival le traite de paranoïaque. Ta gueule, dit l'animal au larbin, muet, qui trouble en effet le bruit du fait de son silence. Sigmund Freud avoue son ignorance. Il ne sait pas ce que c'est.

La secte vénitienne n'a pas fini de révéler ses secrets. Elle n'est présente qu'en des lieux stratégiques. Elle choisit ses étoiles, ses cieux, ses arbres, ses hommes. Elle habite les repaires où repose sa volonté, qui la précède dans sa puissance, la volonté de faire ce qu'elle veut de l'amour. Ce n'est pas le futur adepte qui va à la secte, c'est la secte qui vient le trouver. Et ce choix coïncide si parfaitement avec sa propre intuition de l'univers qu'il n'a plus aucun argument pour lui résister. Bientôt il ne peut plus penser que par son intermédiaire. La secte se substitue au monde, non pour l'asservir mais soi disant pour l'affranchir dans l'accomplissement d'un ordre nouveau. C'est l'inconvénient de tous les systèmes de mutation. Leurs caractéristiques ne sont admises qu'au bout d'une période trop longue. Aussi la secte n'ignore-t-elle pas, contrairement au reste du monde, son propre caractère dérisoire. Elle n'ignore pas ce que les autres pensent, en mal, de ses rituels.

Un conteur parle aux jeunes villageois de ce moine d'un autre temps, occupé à la rédaction d'un livre universel. Quand le héros meurt, le livre n'est pas achevé et on ignore aujourd'hui si le but a été atteint. Cependant on dispose de sources, d'une origine inconnue, ayant révélé l'existence de ce livre et du moine a une époque indéterminée. Le document attestant ce récit est toutefois, d'après les études menées, très ancien. Et, fait extraordinaire qui a intéressé une génération de scientifiques, ce document remonterait à l'époque la plus ancienne de l'Histoire. Ce qui est encore plus surprenant, c'est que le style dudit texte contraste totalement avec celui des premières traces d'écriture connues. Le conteur n'a jamais pu en connaître le contenu. Il a appris son existence d'un savant digne de confiance. Il n'a malheureusement pu obtenir de renseignements sur l'endroit où se trouve le manuscrit, s'il existe encore, car les recherches n'ont plus bénéficié d'aucun financement, comme si des intérêts supérieurs avaient voulu étouffer l'affaire. Le gouvernement refuse en effet de croire en l'authenticité du texte, malgré les protestations fondées des chercheurs. La propagande l'a emporté. Les générations suivantes n'y ont plus porté aucun intérêt. Il doit en ce moment traîner dans quelque bibliothèque d'archive dont plus personne ne s'occupe.

A l'heure du dîner, sous les torches de la grande salle à manger du monastère, se tient l'assemblée que l'on ne présente plus, autour de la table située au milieu de la pièce. Le rival, qui se met toujours en avant pendant que le chef l'observe, agacé, depuis son coin de table, demande à l'un des convives où il a passé sa journée. L'autre lui répond qu'il était à la cour du royaume, avec des Grecs antiques. Mais il n'a pu leur parler directement, car ils conversaient avec le roi. Le héros trouve ce dialogue étrange, au regard de l'époque à laquelle il vit, du contexte de celle-ci, du royaume, avec un sentiment indicible, une de ces intuitions amenant qui les éprouve à croire qu'il n'y aura jamais de mots dans le langage pour les exprimer, au point d'être automatiquement refoulées dans la part de folie que chacun porte en soi.

Le chef prend la parole, interrompant le cours de ses pensées. Il s'adresse au héros. Pourquoi ne voit-on pas ce dernier plus souvent à la cour? L'animal, qui répond toujours quand on interroge quelqu'un d'autre à sa place, affirme connaître la vérité, le fin mot de l'histoire. Le chef lui fait remarquer qu'il ne lui a rien demandé. La vérité, poursuit l'animal, est que personne n'a jamais vu le héros à la cour. Tiens, dit le chef, c'est vrai en y songeant bien. Par esprit de contradiction, le rival prétend avoir vu le héros à la cour et, ce, plusieurs fois. Le héros concède que, après tout, il n'y est peut-être jamais allé. Cela n'a aucune importance, toutes ces mondanités. Faut-il toujours que ces dîners le diminuent? Le prennent-ils donc pour un conspirateur? Jamais de la vie, répond un autre, il ne sait plus lequel.

Si, le héros était bien à la cour, confirme le larbin, brisant son propre silence. Tout le royaume était à la cour le jour du couronnement du roi. Cela n'a donc aucune valeur, relève le chef, insatisfait. Enfin, le chef passe-t-il sa vie à la cour pour savoir que le héros ne s'y rend jamais? En tout cas, grogne le chef, il faut vraiment qu'il ne s'y rende pas souvent pour que l'on puisse douter du fait qu'il y soit jamais allé. Ce que le héros voit, lui, c'est que les habitués de la cour ne le sont jamais en toute innocence.

C'est vrai, approuve l'animal, capable d'impartialité à ses heures perdues, quitte à se contredire soi-même. Ils ont tous des services à demander au roi. Ce sont eux, les véritables conspirateurs, car ils tuent le roi à petit feu. Des services. Ils ne vont à la cour que pour pomper la fortune du royaume, autant que les nobles des autres royaumes n'assistent aux prières du monastère que pour pomper la fortune du chef. Les courtisans de tous bords s'enrichissent sur le dos des institutions régulières et séculières pour préparer une révolution qui les placera à la tête des royaumes.

Le chef rebondit sur l'intervention de l'animal pour attaquer le rival. Que dire de la secte vénitienne? Le rival se défend, s'irrite de ce que le chef l'accuse d'utiliser la secte pour conspirer contre le gouvernement. Et maintenant, renchérit l'animal, tous portent la même accusation contre le héros que le rival veut initier. Tous le fatiguent, s'exclame le héros. Ils feignent la franchise entre eux pour mieux dissimuler leur hypocrisie à son encontre. Il a raison, dit l'animal, il n'a besoin de rien, il écrit un livre et n'a que faire de tout leur étalage de gentilhommerie. Soit, conclut le chef. D'ailleurs, épilogue le rival, qui a jamais vraiment vu le roi? Personne n'entend sa question, qui coïncide avec l'entrée bruyante de novices venus débarrasser les premiers plats.

Les plages du royaume bordent le Nil et le Rhin. Toutes les légendes du monde naissent sur les plages du royaume. Tous les rois du monde y sont nés. La bibliothèque du royaume compte plus d'un million d'ouvrages. Tous les genres littéraires y sont représentés, l'art, la philosophie, la science, dont de nombreux ouvrages sur le temps, que personne ne lit jamais. Tout le monde connaît le temps. Il n'y a pas de science qui ait pour unique objet le temps. La physique se sert du temps. La philosophie s'intéresse au temps, mais la philosophie n'est pas une science. Les novices lisent des ouvrages sur le temps. Les moines les relisent à des fins d'enseignement. Les ouvrages sur le temps sont nombreux mais disent tous la même chose, car il n'y a pas grand chose à dire. En lire un revient à les lire tous. Le temps est atemporel. Tout découle de ce paradoxe. Les parcs et jardins du royaume sont peuplés d'arbres vieux de plusieurs siècles. L'agencement des espaces paysagés remonte à l'aube de la pensée.

A quoi bon se rendre à la bibliothèque du royaume? Il dispose lui-même d'une bibliothèque contenant tous les ouvrages dont il peut rêver. Il y travaille souvent, en même temps qu'il s'adonne à la rédaction du livre. Désormais le larbin l'accompagne dans ses recherches. En fait, c'est de la surveillance larvée, commanditée aussi bien par le rival que par le chef. Les recherches du héros doivent prendre un tournant décisif. Il s'intéresse au temps, suite à l'anecdote à propos des Grecs antiques. Alors que tous les livres d'histoire sont plein de dates, il s'étonne de vivre à la seule époque sans date de l'univers. Pas de jours, pas de mois, pas d'années, mais des époques, des périodes, des instants.

La seule contemplation de sa bibliothèque suffit à l'éclairer. C'est la première fois. Contrairement aux ouvrages de la bibliothèque du royaume, les livres de sa bibliothèque sont classés, non par ordre chronologique, mais par ordre alphabétique. Ainsi tous les auteurs s'y côtoient, toutes les périodes s'y enchevêtrent, et il a l'impression de se trouver devant l'image parfaite de son époque. Comme chacun le sait, les écrivains sont éternels, et entraînent avec eux dans leur histoire sans fin tout le contexte spatio-temporel de leur existence. Il pense qu'il doit exister un royaume pour les écrivains. Personne ne semble s'étonner de la présence de Grecs antiques au sein de la cour. Voilà pourtant un fait anachronique. Mais qu'est-ce que l'anachronisme a une époque qui n'a pas de réelle définition temporelle? Conjointement, il s'agit de débattre autour des rapports entre philosophie et littérature. Il doit se faire écrivain lui-même pour devenir éternel.

Il croit tenir une idée de génie. Qui avant lui a pensé à réunir tous les grands écrivains de tous les siècles? Cela rejoint le caractère universel du livre. Son enthousiasme est tel qu'il se risque à en parler au larbin, qui dort dans la bibliothèque. Désormais il ne peut plus le soupçonner de braconner dans le parc du monastère. Il va conclure son ouvrage. Les grands écrivains dialogueront avec lui, car il va créer une école littéraire. En route, ils vont annoncer la nouvelle au roi. Suivi par le larbin encore à moitié assoupi, le héros sort de la bibliothèque. Les voilà traversant un long couloir, marchant sur des tapis de chiens. Le larbin a-t-il bien entendu? Le héros veut se rendre à la cour? Il faut annoncer cette nouvelle. Il a fait une grande découverte. Le roi ne pourra pas le recevoir, objecte le larbin. Le roi est bien trop occupé. Qu'importe, il ira à la cour et dérangera le roi. Soit, mais il va être déçu.

L'animal n'est pas au courant de cette décision. Ils prennent une voiture et se rendent directement à la cour du roi. Les abords verdoyants du palais sont délimités par des chênes centenaires et des statues de bronze représentant les anciens rois du royaume. Ils gravissent bientôt l'escalier de marbre menant à l'entrée du bâtiment. Les gardes leur demandent ce qu'ils veulent. Le héros, porteur d'une nouvelle importante, désire voir le roi. Qui est-il pour vouloir parler au roi en personne? Comment? Le garde ne le reconnaît pas? Il est l'un des principaux intendants du monastère voué au culte des juges du Nil dans le royaume.

Les gardent se concertent. Dans ce cas, ils vont l'introduire auprès du roi. Tous le croient sur parole. L'un d'entre eux a en effet servi au monastère avant de devenir garde du palais. Il y était aussi bien traité, aussi bien payé. On lui demande de patienter un instant. Le roi va le recevoir, répète un des gardes, cette fois en lui demandant de le suivre après s'être absenté pendant quelques minutes. Le larbin reste à l'entrée du palais.

Le héros, derrière le garde, s'engage dans un couloir d'un kilomètre de long, au bout duquel on lui bande les yeux pour qu'il ignore le chemin à emprunter ensuite. Les yeux bandés, il a l'impression d'entamer une ascension vertigineuse. Au terme de cette montée aux nombreuses bifurcations, il entend une porte s'ouvrir et le bruit d'une foule qui se déverse. Il entre dans une salle. On le fait s'asseoir dans un box et on lui débande les yeux. Il se trouve dans un tribunal, au cœur d'un procès dont il est l'accusé. Le juge prend la parole, fracasse un crâne d'un coup de masse. Les éclats blancs se dispersent dans les airs et frappent le public du premier rang, qui s'écroule dans une mare de sang.

La parole est au héros, venu au palais pour s'entretenir avec le roi d'une affaire importante. Nulle affaire n'est assez importante pour le roi, mais le juge peut écouter à la place du roi ce que le héros a de si important à dire, et transmettre le message si nécessaire. Le juge doit savoir avant tout que son interlocuteur est l'un des principaux dignitaires monastiques du royaume. Il écrit un livre d'une portée universelle, ayant pris la décision de fonder une école littéraire avec les plus grands écrivains de tous les siècles actuellement vivants et susceptibles de se rencontrer. Il n'est pas le premier, répond le juge. Il n'est pas la première victime de cette illusion. Il a pris pour postulat le fait que les écrivains sont éternels, et qu'ils peuvent de ce fait coexister au sein d'une même réalité. Mais c'est fondamentalement impossible car ils ont tous évolué dans des dimensions différentes. De plus, ils ne peuvent offrir d'eux-mêmes à leur époque que ce que leurs œuvres ont laissé, des citations. Enfin, chaque écrivain est assimilé par celui qui lui succède dans le temps. Son projet est donc irréalisable.

Pourtant, on a vu des Grecs antiques à la cour? Qu'il oublie ces fables. Il est dans l'air du temps de se faire passer pour des gens d'une autre époque. S'il peut lui donner un conseil, qu'il abandonne son idée d'école littéraire. D'autres, moins tolérants que lui, pourraient le prendre pour un fou, un malade mental. Comment se fait-il qu'il se trouve en ce moment même dans un tribunal alors qu'il a demandé à voir le roi? Tout cela, explique le juge avec un sourire avisé, n'est qu'une mise en scène déployée pour détecter la conspiration. Le palais dispose de moyens infaillibles destinés à identifier ceux qui en veulent au roi. Le héros a donc été suspecté, comme le sont tous les étrangers au palais. Le juge, également médecin et ministre des hôpitaux, lui propose une simple consultation pour s'assurer définitivement de sa santé physique et psychologique.

En fait de consultation, il se retrouve dans un camp de travaux forcés, au bord du Nil, à casser des pierres. Trompant la vigilance des gardes, il se glisse discrètement dans le fleuve et se laisse emporter par le courant. C'est au bout d'une heure que des Hébreux, l'apercevant depuis leur navire, le croient en train de se noyer et tentent de le secourir à l'aide d'un filet, auquel il échappe, préférant poursuivre sa route. Parti le matin, il lui faut le reste de la journée pour remonter en amont le confluent menant au bassin du monastère, qu'il atteint au crépuscule.

A l'heure du dîner, faisant part aux autres intendants de sa mésaventure, il ne reçoit de leur part aucune compréhension ni aucune solidarité, comme il pouvait s'y attendre. Le rival, qui met toujours du zèle à parler le premier, salue non sans ironie cette journée riche en événements. L'animal, plus sobre, évoque déjà les futures représailles de la cour. Le chef abonde dans son sens. Echapper volontairement à un traitement thérapeutique ordonné par le juge, c'est se conduire en fugitif et donc s'avouer coupable de trahison. Le larbin, lui, baisse les yeux, caché dans son mutisme. Ce que les moines font comprendre au héros, c'est qu'il ne pourra pas compter sur leur asile ni sur leur protection. Les juges du Nil n'ont pas pour politique de défier le pouvoir royal, leurs représentants pas davantage.

Le héros devra fuir le royaume avant que ce dernier le retrouve et le soumette à sa justice. Lui quittera le monastère à contrecœur. Malgré la fréquentation odieuse de ses confrères, il apprécie la vie entre ces murs, avec le parc environnant. Son départ pour un pays lointain s'annonce irrévocable. Le gouvernement est prêt à tout pour enrayer un projet de conspiration. Des mercenaires peuvent braver les frontières, des royaumes alliés contribuer à sa capture. Il voit en même temps dans cet exil une opportunité de réaliser son projet d'école littéraire. Il ne le fera pas sans une fortune personnelle conséquente, celle dont disposent tous les notables de son ordre et de son rang. Mais il ne fuira pas au vu et au su des autres moines, redoutant une trahison de leur part. A la faveur de la nuit et du sommeil de tous, il sort du monastère en silence, s'empare d'une voiture et d'un attelage de quatre chevaux, et quitte le domaine à vive allure.

On le voit quelques jours plus tard, assis sur un quai, témoin des activités du port principal d'un royaume nordique. C'est ce qu'il fait tous les jours, à longueur de journée, au point où les ouvriers le surnomment déjà le fantôme du port. Plus tard, dans un pub, alors qu'il discute avec des marins, l'animal, de passage, entre et commande une prise de sang. La serveuse arrive avec une seringue et se fait des piqûres, remplissant ainsi le verre de l'animal. Comme ce dernier en redemande jusqu'à plus soif, la serveuse s'exécute et finit par s'écrouler, vidée. Il la découpe alors en petits morceaux et la déguste. Satisfait, il sort, laissant derrière lui une table immaculée, sans trace de son passage.

Cet énergumène n'arrête pas de le suivre, commente le héros. C'est lui, le véritable fantôme. Il y a urgence à fuir. Lui ne prendra pas le large, à quoi bon quitter un royaume étranger pour un autre? Il lui faut une autre porte de sortie. L'un des matelots rapporte qu'un conteur, habitant un village situé à des milliers d'années, connaît le secret du temps. Si le héros connaissait le secret du temps, il pourrait se défaire de l'animal en figeant celui-ci dans l'intervalle qui sépare deux secondes. Il serait donc gré à son compagnon de table de lui indiquer la route de ce village. C'est tout droit, lui répond le navigateur.

Tout en continuant à maudire l'humanité grouillante, il songe à trouver un moyen de quitter les lieux. A l'auberge du port, une diligence se prépare à partir en direction de la montagne, où se situe le village. Peut-être l'improvisation va-t-elle le sauver. Pendant le trajet, avant de descendre à son arrêt, un autre voyageur fait remarquer au héros que la liberté rend le sourire. Lui a l'impression de reconnaître là le Marquis de Sade. Plus tard, ayant lui-même quitté la voiture, il se lance à la poursuite d'un voleur qui lui a dérobé de l'or. Il règne dans le relief un épais brouillard. Le héros avance en essayant de ne pas quitter la route, mais traverse bientôt une rivière à pied, trempé, gagné par le froid. Il retrouve le voleur assoupi au pied d'un arbre mort, l'assomme d'une pierre et récupère son or. Plus loin, alors que le brouillard s'est dissipé, il aperçoit sur la route le cadavre du conducteur de la diligence. Une famille de bergers, le voyant perdu, lui offre le gîte et le couvert. Après une nuit de repos à peine troublée par des rêves de meurtres, de défis lancés aux figures totémiques de la civilisation, de fumée noire inhalée dans une transe macabre, mais à quoi bon se révolter contre le genre humain en plein milieu naturel, le lendemain il récupère la diligence et reprend son périple.

Il roule ainsi pendant de nombreuses années avant de rencontrer le premier bâtiment, une université construite au cœur des plus hauts sommets. Il gare sa voiture, descend, traverse un couloir rempli d'étudiants, puis entre dans une salle au hasard et s'installe. Le professeur fait un cours sur le fondateur de l'université, le maître du temps. Le héros touche au but. Pour gagner le village, il lui suffit de continuer à suivre la route. Il ne craint plus la présence de l'animal, sans doute mort depuis. Le secret du temps lui permettra de créer son école littéraire, mais pour l'obtenir il lui faudra tuer le conteur. En revanche, des individus comme le chef et le rival ne meurent jamais. Durant son voyage, il n'a pas fait que rouler. Il a aussi continué à rédiger son livre.

Dès son arrivée au village, il se heurte à une foule hostile qui l'encercle et l'empêche d'aller plus loin que la place principale. En guise d'intimidation, certains égorgent des animaux devant lui, et même un être humain, probablement un condamné à mort. Incapable de faire front à cette supériorité en nombre, le héros n'a d'autre choix que de se laisser conduire dans une prison, où il s'aperçoit que, faute d'occupations plus intéressantes, il est scientifiquement possible d'observer et de décrire un insecte pendant des heures avant de l'écraser, ce qui résume assez bien, dans l'ensemble, la vanité de l'existence.

En fait d'insecte, c'est le conteur, son codétenu, qu'il tue entre quatre murs. Le gardien parle de l'accomplissement d'une prophétie. L'un des deux prisonniers devait mourir. Le héros une fois libéré suite à cet acte jugé probant, on l'introduit dans l'une des maisons du village, où l'attend un homme semblable au conteur. Ne l'a-t-il pas tué à l'instant? En fait, il y avait deux conteurs dans le village, le chef et son rival. Le secret du temps ne doit pas seulement être possédé. Il faut l'assimiler. L'individu révolté incarne le salut contre la masse. L'humain doit périr. Un document, exhumé d'une lointaine époque, parle du héros. Les étudiants l'apprendront bientôt. Le conteur, malgré le secret qu'il détient, n'a jamais compris le temps. Mais il sait qu'ils ont toujours été de la même époque.

Le héros retourne à l'université, trouve la bibliothèque et s'empare du manuscrit, qui n'est qu'une affiche éditée par le juge pour mettre sa tête à prix. Plus tard, le conteur lui avoue n'avoir jamais cherché à lire le texte. C'était à lui de le faire. Tous les habitants du village obéissent à leur intuition, qui les guide plus que leur raison. Ce sont des êtres spirituels. Ces montagnes étaient le but d'une quête, il l'ignorait mais il lui reste encore à tuer le deuxième conteur afin de briser définitivement les chaînes du récit. De l'autre côté du sommet se trouve l'anti-village, situé dans l'anti-monde. Lui seul, le héros, peut évoluer dans les deux univers car il est l'unique à porter en soi sa propre négation. C'est là, au sommet, que le héros précipite le conteur contre son double, son antithèse, provoquant une explosion. Cet événement n'a pas l'effet escompté. Les villageois crient au meurtre. Il doit encore s'enfuir.

Les nouvelles vont vite. Le sachant coupable d'assassinat, son propre royaume redouble de zèle à envoyer soldats et auxiliaires d'armée sur ses traces. Une grotte à proximité du village cache un souterrain, tel un métro à l'abandon, qu'il découvre et qu'il emprunte. Bientôt rejoint par un groupe équipé de torches et d'armes à feu, il se croit déjà pris au piège. Ils veulent le sauver, vont l'amener dans leur village, un autre village situé à quelques kilomètres, non pas dans l'anti-monde, là où aucun conteur ne l'attend plus. En fait les deux villages sont en guerre. Les nouveaux arrivants se présentent comme les alliés du héros, ceux qui vont l'aider à réaliser son projet d'école littéraire. Ce monde est incohérent, il doit tout oublier. Tout n'est que sophismes. Les deux villages sont en guerre car il n'y a pas d'histoire sans mouvement. Son histoire à lui importe plus que tout. Qu'il trouve donc un moyen d'y mettre fin. Le processus historique est un monde parallèle qui, à la base, n'a jamais existé dans leurs esprits. Hélas ils en ont l'intuition et ne peuvent se définir que par rapport à cette intuition et à tout ce qu'elle implique, y compris le temps.

Ils atteignent le village, le deuxième sur sa route, semblable au premier. Ils sortent du souterrain par une bouche circulaire. Le meneur du groupe déclare se rendre au centre et donne congé à ses hommes. Tous se séparent. Au crépuscule, à la terrasse d'un bar de la place principale, située à proximité d'un château-fort dominant le paysage, le meneur continue de mettre son invité au courant de ce qui l'attend. Il n'est pas tiré d'affaire. Leurs ennemis bénéficient de l'appui des intendants du Nil et de leur royaume. Ses poursuivants feront tout pour le capturer. Il quittera le village et empruntera le souterrain jusqu'à la frontière, qu'il franchira en passant par le maquis. La route de montagne le mènera jusqu'à la prochaine ville. Il sera seul, armé, et partira demain. Depuis le centre scientifique sous leur contrôle, l'autre village ayant l'université, ils dirigent les opérations destinées à le couvrir. Ils ont pratiquement terminé la mise au point d'une arme qui devrait anéantir leurs ennemis. La réalisation de ce projet a nécessité d'importants travaux de recherche et d'espionnage. S'il réussit, peut-être n'auront-ils pas le temps de s'en servir. Peu importe. Prudence reste de mise.

Le meneur invite le héros à assister, après le dîner, aux dernières simulations de l'arme. Le centre se présente comme un bâtiment moderne gigantesque, où s'affairent de nombreuses personnes en blouse blanche. Le meneur ignore tout de la ville où doit se rendre le héros. D'anciennes légendes rapportent son existence. La ville, située en zone matériellement neutre, demeure hors d'atteinte. Lui seul peut y accéder. Les voilà dans un bureau, où le meneur s'installe le temps de classer des documents. Son invité va patienter dans le couloir où il surprend, entouré par un groupe de scientifiques, le juge du palais royal, celui-là même à l'origine des travaux forcés. Suffoqué, le héros retourne auprès de son guide pour lui demander l'explication de cette présence étonnante. L'autre lui répond, souriant, que le centre accueille des chercheurs de tous horizons, et que le juge y occupe une fonction importante au sein du département médical.

Dans la grande salle de simulation, une centaine de personnes s'affairent sur des machines sophistiquées occupant tout l'espace. Il pense encore à la présence, en ces lieux, de son ennemi juré. C'est absurde. Comment peut-il travailler dans un centre où l'on programme la destruction de sa propre armée? Le meneur est-il un traître? Cela n'a rien de surprenant. Il songe à échapper au centre pour rejoindre le souterrain de nuit et foncer en zone neutre. Cette zone existe-t-elle? Est-elle peuplée? Y a-t-il vraiment une ville? Les savants ne se perdent-ils pas en conjectures à son sujet? On a dû lui mentir. Il va être interné dans le département médical, peut-être pour toujours.

Son guide interrompt ses réflexions. Il va lui montrer en quoi consiste leur arme. Il lui désigne les différents appareils. Cet écran géant va s'allumer tout à l'heure. Il leur offrira une vue panoramique sur le village ennemi. Le héros a déjà pris connaissance de la zone d'antimatière. C'est grâce à elle qu'ils vont détruire leur cible, sous laquelle ils ont installé une plateforme souterraine, travaux ayant exigé une grande discrétion. Ces énormes bras mécaniques, qu'il aperçoit ici à gauche et là à droite, sont reliés à la plateforme. Ils seront actionnés par un moteur, que commandent les autres machines de la salle. Une fois le moteur mis en marche, les bras soulèveront la plateforme, arrachant ainsi le village du sol, et projetant celui-ci dans la zone d'antimatière.

Quand le village sera détruit demain matin, lui sera déjà loin. Seulement, il faudra qu'il agisse sans protester, qu'il se conforme à tout ce qui lui arrivera, sans y voir autre chose que le processus de sa libération. Qu'il n'aille pas s'imaginer être victime d'une trahison à cause de la présence du juge. Tout ira bien. Là-dessus le meneur s'adresse au juge, lui donnant carte blanche pour s'emparer du prisonnier. Les infirmiers se dirigent vers lui. Le héros, parfaitement calme, feint la révolte pour ne pas éveiller les soupçons. L'apparition du juge dans le centre a suffi à le faire capituler. Les hommes lui passent la camisole alors qu'il se démène, parviennent à l'évacuer de la salle, traversent le couloir et le précipitent dans une chambre où on l'attache à un lit. On lui fait une injection. Il perd connaissance, avant de se réveiller au sein même de la salle de simulation d'où on l'a enlevé. Il est debout, attaché dans un compartiment transparent, à quelques mètres du sol. Il observe tout le manège des techniciens qui s'affairent toujours sur les machines. Il a l'impression de faire partie de l'installation. Il perd une seconde fois connaissance.

Il se retrouve dans le souterrain, où l'on l'a jeté. Il sombre dans le sommeil un long moment puis reprend sa route. Il pense avec raison avoir été mis dans la bonne direction. Tout en marchant, il sent les effets de l'injection s'estomper trop lentement. Le souterrain est éclairé. Il marche pendant des heures. Le bout du tunnel se montre finalement au moment où il s'y attend le moins. Des buissons aux couleurs chaudes dissimulent partiellement la sortie, marquant une rupture entre le malaise de la lumière artificielle et la joie des rayons du soleil. Il pense avoir franchi là l'étape la plus longue et la plus décourageante. Il n'en est rien. Devant ses yeux se trouve la colline frontière, d'une traversée difficile. Il se dirige comme un aveugle, peinant à suivre une ligne droite. Plusieurs fois il pense s'être égaré. La réapparition de la route de la montagne, à quelques centaines de mètres de son point d'observation, le rassure. Il se laisse glisser le long de la pente, de l'autre côté de la colline, pour tomber au bord d'une rivière où il se désaltère. Il lui reste à gravir la montée boisée de l'autre rive pour être de nouveau sur la route. Son aventure, pense-t-il, se terminera bientôt. Où peuvent bien aller toutes ces voitures qui le dépassent?

Un autre marcheur l'interpelle, lui demande s'il est l'un des concurrents. Le héros ne répond pas, trace son chemin. Que signifie cette histoire de concurrents? L'autre insiste, lui-même concurrent dans la course des libérateurs de la zone neutre. Il y a donc plusieurs libérateurs. L'ignorait-il? Pourtant, sa chemise semble indiquer qu'il est inscrit pour la course. Il ne l'avait pas remarqué. Sa chemise porte en effet ce qui ressemble à un numéro de coureur sportif. Des épreuves physiques, il y en aura d'ailleurs plus d'une. Cependant, c'est le premier qui atteindra la zone neutre qui éliminera tous les autres, à jamais condamnés à vivre en zone matérielle. Il serait donc facile de ne pas se soumettre aux épreuves, et de gagner directement la zone neutre par la route?

L'autre marcheur ne comprend pas où le héros veut en venir avec sa question. Tant pis pour lui. C'est son programme d'action. Il croise d'autres marcheurs encore. Des arbitres les rassemblent autour d'une estrade où ils entament un discours d'ouverture des épreuves. C'est ainsi que lui gagne la zone neutre, au prix d'une audace tranquille. Peu sportif, le passage en zone neutre se présente à lui comme la récompense que mérite tout athlète ayant la sagacité de ménager ses efforts.

Tout cette histoire le fatigue mais voilà l'objectif à portée de main. Il rejoint la ville, qui existe. On l'y accueille en sauveur avant de le loger dans de luxueux appartements. La zone neutre est un paradis, loin de la bassesse du genre humain. Son espoir d'y créer une école littéraire s'y révèle moindre que son soulagement d'avoir quitté un monde sans intérêt pour lui. Tous voulaient en finir. Quelle importance pour lui? Tout se terminera bien un jour. Il ne connaît même pas les habitants de sa nouvelle cité, qu'il devine comme ses semblables au regard d'un commun mépris à l'encontre des êtres humains. Nouveau seigneur, il dispose d'un harem de milliers de femmes dans son palais aux milliers de salles, édifice doté de murs et de sols en or massif, musée habitable. Des tableaux de guerre ornent les cloisons, symboles de victoire et de suprématie. Cette ville se révèle être une ville d'écrivains, de philosophes et d'artistes qui lui ont réservé un triomphe, le triomphe qu'il voulait. Tout est parfait. La nostalgie, malgré tout, porte parfois ses pas vers les frontières de son ancien monde.

On le sort du compartiment transparent, dans un état second, l'âme ondulante comme une flaque d'eau trouble. On le ramène à sa chambre, celle de l'injection faite la veille. Il pense à ce traître de meneur, cet imposteur de guide. Le juge refait son apparition une heure plus tard avec son groupe médical. Comment va le héros? L'un d'eux s'avance vers lui, se présente comme le chef des internes, lui demande s'il sait où il se trouve. Au centre, répond-il, ce qui semble provoquer un malaise au sein du groupe. Comment se sent-il? Il n'en sait rien, ni triste, ni euphorique, il n'a pas d'hallucinations, il aimerait savoir combien de temps il va rester ici. On lui apporte son traitement, un liquide au goût amer. Après le départ des médecins, il patiente sur son lit, allongé, immobile jusqu'à l'heure du déjeuner. Il doit s'évader de cet endroit. C'est facile. Il lui suffit de sortir de sa chambre qui donne sur le couloir, et de là de gagner la sortie. Il volera une voiture électrique. Il décide d'attendre deux jours avant de quitter ce temple de la souffrance, afin d'en observer le rythme des allées et venues. Le traitement n'agit pas encore pleinement. Il connaît des moments de parfait bien-être. La plupart du temps, il se sent mal. Il éprouve des impatiences insupportables et des difficultés à articuler les mots quand il lui arrive de parler. La psychiatrie n'est que coercition, interdiction de penser.

Il y a d'autres patients dans le service. Ils ont une distraction, le temps de l'exécution du plan guerrier du centre. Ils peuvent assister à la destruction du village ennemi sur les écrans géants. Ils y voient d'énormes bras crever le sol pour soulever l'ensemble des habitations, posé sur son plateau métallique. Puis les bras se plient, inclinent le plateau à la verticale. Le village se déverse dans la zone d'antimatière, disparaît. Seul le héros n'est pas surpris. Un des patients le remarque, s'approche de lui. Beau feu d'artifice, non? Pas mal, répond-il avant de se retirer dans sa chambre.

Il se demande ce que peut bien faire le juge. Sa chambre est blanche, carrée, comprend une seule armoire. Il sort de nouveau, toujours sous l'effet des impatiences qui l'empêchent de rester longtemps au même endroit. Le couloir est un meilleur point d'observation. L'organisation du centre paraît confuse. Le service psychiatrique côtoie la salle des écrans géants. Il s'assoit sur une chaise. Il ne compte pas le nombre de passages en une minute. Des patients qui ne cessent de déambuler partagent le couloir avec des employés divers. Il reconnaît l'infirmier du traitement. Il est le seul assis, mais l'autre ne le remarque pas. Cette fréquence des allées et venues ne peut être que profitable à son évasion. Dans une telle masse en mouvement, il passera plus inaperçu encore que caché derrière des meubles ou des portes. Le meneur a disparu de la circulation. Bon débarras. Lui partira le lendemain, au crépuscule, après le dernier repas pour que l'absence ne se remarque pas tout de suite.

Il se rend dans la salle des écrans. Quelques patients y observent encore les vestiges de l'ancien village. Désormais il n'y a plus qu'une seule commune. Personne de l'autre camp ne semble avoir survécu. L'infirmier du traitement vient le trouver. Le juge va le recevoir tout à l'heure en présence des autres médecins. Ils l'ont déjà vu ce matin mais cela n'a rien à voir. Il venait d'entrer dans le service. Ce sera ensuite l'entrevue quotidienne habituelle. Qu'il reste en vue. Où donc l'autre veut-il qu'il aille? L'infirmier se retire.

Lui ne tarde pas à se retrouver dans le bureau du juge, entouré d'une dizaine d'internes. Ils ne disent rien. Ils attendent qu'il parle, le regard fixe. Il a l'impression d'être un gladiateur dans une arène. Dire que certains vont se faire soigner de leur plein gré. Parfois une question trahit leur silence. Lui ne veut pas se trahir. D'un autre côté, il peut tout leur dire puisqu'il va s'évader. Le héros sait-il qui il est? Le juge se rend-il compte de la question qu'il vient de lui poser? Il y a un long silence. Certains échangent des mots dont ils ne comprend rien. Soudain une alarme retentit dans le couloir. Tous se lèvent et quittent le bureau, à l'exception d'un seul membre de l'équipe, qui se présente à lui comme un espion, un sympathisant de son royaume. Actuellement se prépare une conspiration contre le roi, et son rôle ici est d'empêcher son déroulement. Il lui tend une feuille qu'il sort de son dossier, l'invitant à la lire.

Ils utiliseront la folie du roi pour prendre le pouvoir. Le roi sera interné à Venise. Le peuple, victime de la propagande, ne montrera aucun signe de révolte face à ce bouleversement politique. Le juge se déclare, par la présente, responsable de la folie du roi, car le pouvoir doit lui appartenir. Ils renverseront le roi. La conspiration est sur le point d'aboutir. Le juge retournera bientôt au royaume, où il mettra en place un nouveau gouvernement.

Le héros remercie l'espion de lui avoir rendu ce service. Il va s'évader d'ici, rentrer au royaume et lire cette feuille aux juges du Nil, comptant sur leur pouvoir et sur leur impartialité. Ainsi pourra-t-il sauver le roi, qui lui rendra sa liberté. Le juge et les autres reviennent dans le bureau. Le test est positif, annonce le soi disant espion. Le juge se frotte les mains, déclare au héros que celui-ci va subir un traitement plus efficace encore que le précédent. Un infirmier prépare une seringue. Lui bondit, s'empare de la seringue et la lui plante dans le front. Il ne veut pas que l'histoire se répète une énième fois. Il assomme le juge d'un coup de tête, sort du bureau et prend la fuite dans le couloir. Ce n'est pas prévu, disent les internes. Il faut le rattraper. Il a déjà défoncé la porte de sortie et disparu au volant d'une voiture électrique, mettant son plan à exécution. Afin de protéger sa fuite, il décide d'éviter le port nordique, dont il a appris que les armées de son royaume l'occupent à présent. Il passe donc par Venise, porte orientale du Nil. Il pense que c'est l'endroit où le juge va enfermer le roi. Le héros doit faire vite. Le voyage jusqu'au royaume va prendre plusieurs années. Son salut dépend du salut du roi.

Le premier souvenir qu'il garde de Venise est son réveil dans une gondole. Le ciel est à la grisaille. Il fait froid. Où est passée sa voiture électrique? Il a le vague souvenir d'une nuit de fuite. Son voyage depuis le village jusqu'à Venise a dû prendre plusieurs années également. Il a suivi la route de montagne aux branches multiples, pointant toutes les directions de l'univers, y compris celle de la zone neutre qu'il n'a pas atteinte. Pourquoi ne s'y est-il pas rendu? Une voix intérieure lui répond qu'il était trop tard. Il a peut-être refusé de suivre les directives d'un traître. En fait il est convaincu que la zone neutre n'existe pas. Il sort de la gondole pour grimper sur le quai, puis s'engage dans le faux labyrinthe des rues de Venise. La place San Marco est en effet indiquée partout. Il s'y rend. Le sol est luisant et l'espace dégagé. Il est encore tôt, ce matin. Quelques touristes font une timide apparition. Lui pense avoir franchi la première étape en une nuit. Il s'arrête à la hauteur du Pont des Soupirs, lesquels Soupirs ont contribué à rendre l'eau si verte, cette eau qu'il dévisage en essayant d'y deviner des noyés comme il essaie de deviner des ossements dans les cachots. Il ne sait pas où il a abandonné son livre. Aucune importance. D'importance, il n'en a eu qu'au temps de la confusion de cette histoire. Il marche jusqu'au port et passe devant les grands hôtels. Une musique semble le suivre de fenêtre en fenêtre, d'immeuble en immeuble. Venise est un orchestre, chaque monument une partition.

Le héros retourne vers la place San Marco. Les endroits perdus finissent par le perdre lui aussi. Il arrive bientôt devant le Campanile. Il ne veut pas monter jusqu'au sommet. La tentation du suicide y est trop forte. Il se souvient. Il s'est trouvé au même endroit dans une autre vie. Dans cette autre vie, il assiste à un suicide, en bas de cette tour. Il voit un corps chuter. Il le rattrape. C'est un mannequin de bois, qu'il laisse tomber par terre. Il s'enfuit. L'infini se dessine dans cette histoire. Un vol de pigeon le ramène à la vraie vie. Il doit trouver un moyen de quitter Venise pour gagner le Nil. Après, tout ira vite. Pourquoi le verbe espérer est-il d'un usage si peu fréquent au futur? Parce que l'espoir, par essence, précède le futur. La secte tient Venise, règne sur la ville en secret. Il l'a presque oubliée. L'irruption de la secte dans ses pensées va entraîner un débordement de l'imagination dans la réalité. Il sait que l'extraordinaire, ou ce qui se veut tel, va marquer une fois de plus son histoire selon sa propre volonté. Alors il se rend dans la basilique San Marco, déserte à cette heure.

Un religieux se trouve près du banc où il s'est assis. Il nettoie divers objets, méthodiquement. Le roi, s'écrie-t-il quand il voit le héros. Lui ne comprend pas. Parle-t-il de lui? Il le lui demande. Le religieux le reconnaît, ne se souvient-il pas? Qui d'autre que lui, le héros, pourrait être le roi de cette histoire? Il y a les juges du Nil, ces êtres au-delà du divin pour certains, sans foi ni loi pour d'autres, qui pensent que le divin n'est que la justification des erreurs de l'humain. Lui se souvient, dans une autre vie, un autre monde, un autre rêve, de ces gigantesques statues de pierre aux têtes d'animaux dont la lueur du regard, s'opposant ou ne s'opposant pas à leur constitution minérale, rend possible tous les paradoxes. Face à ces dieux, qui se sont effacés pour rompre avec l'humain devenu bassement social, tout paraît fade et sans intérêt. C'est la conception du divin en tant qu'animal, l'animal domestique érigé en symbole de culte.

Il se souvient de son histoire. Il est le souverain de son royaume, régnant sur ce dernier depuis la mort de son prédécesseur. Avide de savoir plus que de pouvoir, il veut voir les juges du Nil, ainsi nommés car décidant de tout de part et d'autre du grand fleuve. Outre les statues de pierre qui les représentent, on ignore où se situe leur existence véritable. Quand il apprend la vérité, il perd son identité. Il n'est plus personne, car il a découvert qu'être quelqu'un n'a pas de sens. C'est une illusion.

Il n'est plus le roi, on pense qu'il est devenu fou. Le peuple ne le sait pas. Le choc pourrait déclencher une révolution. Le juge, bras droit de l'ancien souverain et hostile au nouveau gouvernement, l'écarte secrètement du pouvoir en lui offrant un vaste monastère où il peut étudier sans troubler l'ordre du royaume. En fait, le juge est devenu le maître du royaume, entièrement voué à l'annonce progressive au peuple de sa prétendue folie. Il lui manque cependant un prétexte valable, la clé symbolique de l'asile définitif. L'affaire est malaisée car le héros a des partisans, des nobles déçus par le juge et qui espèrent la guérison du roi dans leur propre intérêt. Parmi eux, le rival essaie de lui apprendre son identité. Lui considère le rival comme une source de savoir, et l'invite régulièrement à partager ses réflexions en présence de ses autres principaux partisans, le chef et le larbin. Le héros décide d'interroger le religieux pour en savoir plus. Celui-ci lui reproche alors de ne pas reconnaître son propre souverain. D'autres souvenirs jaillissent.

Il ameute Venise. Il a tranché la gorge du conteur dans une église, conformément à l'histoire. Les souvenirs défoncent toujours les portes de sa mémoire. La haute trahison sert de prétexte au juge pour soulever le peuple contre le héros. Le juge connaît son désir d'en finir, en apparente contradiction avec les projets d'éternité du royaume. Le juge voit à juste titre dans sa perte d'identité l'affirmation immatérielle de son être, son intention de rejoindre la zone neutre, dont l'accès pourrait créer un déséquilibre universel avec pour conséquence la fin de cette histoire.

Il faut remonter plus loin encore dans le temps. Le conteur fonde la secte de Venise sur des bases imaginaires, afin que le royaume reste maître de sa propre opposition. La secte se veut l'adversaire du royaume. Issue du royaume lui-même, elle place à jamais celui-ci à l'abri de tout conflit, assurant sa pérennité. Cependant, afin d'enrayer la politique de répression à laquelle il s'oppose, le héros tue le conteur lors de sa visite à Venise, province du royaume. Il s'empare du pouvoir, après la dissolution de la secte consécutive à la fusion du meurtre et de la présence du juge à Venise. Le peuple ignore le meurtre. Officiellement, c'est un accident. Le héros doit remplacer le souverain mort. Aux yeux du juge, il devient une menace pour l'équilibre du royaume.

Cause de déséquilibre, il est déséquilibré par essence, ce qui l'amène aux juges du Nil, lesquels comprennent la part de perfection manquant encore à la réalisation de sa neutralité. Le rival tente de le ramener à son identité par une initiation progressive aux principes de la secte. Il échoue, car le héros prend la fuite vers la zone neutre. Hélas, il ne peut atteindre celle-ci et finir cette histoire. Personne ne peut mourir dans sa réalité. Le conteur n'est pas mort. Il est donc le seul à vivre le déséquilibre du royaume, en conflit avec ce dernier qui a préservé son équilibre grâce à l'immortalité de ses éléments maîtres. Son histoire est un éternel recommencement. Cette fois-ci, par une prise de conscience géniale, il peut briser le cycle infernal et le dissoudre à jamais. C'est ainsi qu'il provoque l'imprévisible en se déclarant l'adversaire du conteur. La foule évolue calmement autour de lui sur la place San Marco. Le juge apparaît. Tous lui cèdent le passage. Il s'avance vers le héros. Cette fois tout est terminé. Il va reprendre sa place à la tête du royaume. Une escorte les attend. Pourtant il a tué le conteur. Il n'y a jamais eu de meurtre, objecte le juge, et personne n'est mort. Le condamné, ce sera le héros, qui perdra son identité en allant dénoncer le médecin aux juges du Nil. Le royaume le poursuivra comme un criminel.

Le larbin les accueille quand ils arrivent au palais royal, se déclare heureux de retrouver le roi sain d'esprit. Le juge confirme que les traitements du centre lui ont fait le plus grand bien. De nouveau seul avec le héros, le médecin revient à la charge. Son adversaire est donc persuadé qu'il va le décapiter avec l'approbation des juges du Nil. Il ne réussira jamais. Le juge ne se doute de rien. Lui pourrait tuer celui-ci comme il a tué le conteur. Mais deux meurtres au même moment vérifieraient les soupçons du peuple. De plus, une exécution sur le sol du royaume n'aurait aucune chance d'aboutir sans le consentement des juges du Nil. Quant au conteur, il comprend pourquoi il est impossible de s'en débarrasser. C'est un être de pure invention. Il ne peut donc jamais mourir. Le médecin, qui l'a conçu, croit détenir le secret de son existence. S'il arrive à faire condamner son ennemi par les juges, plus rien ne l'empêchera de gagner la zone neutre et cette histoire se terminera.

Dans la salle du trône, il chasse le rival qui usurpait le siège royal pendant l'absence du souverain, et ordonne aux gardes de veiller à ce que personne ne le dérange jusqu'à l'heure du dîner. Le royaume du Nil pourrait s'appeler autrement. Peu importe. Il lui tarde d'en finir. Tout n'est que lassitude. La lassitude se présente comme le contraire de l'imagination. Cependant, la lassitude est tout sauf le contraire de l'imagination, car l'imagination nait justement de la lassitude. C'est en cela, du reste, que la lassitude est le contraire de l'imagination, car une chose nait toujours de son contraire. Soit la proposition selon laquelle une chose nait toujours de son contraire, cette proposition nait d'une autre proposition selon laquelle une chose ne nait jamais de son contraire. Ainsi les noms ont de l'importance et n'ont pas d'importance.

S'il décrit la salle du trône comme ayant la forme d'un pavé dont la hauteur est inaccessible à l'être humain, il faut admettre que, selon la logique du moment, ses considérations sur l'importance des noms et sur le rôle des contraires viennent avant sa description de la salle du trône, ce qui prouve que l'essence précède l'existence, ce qui est faux, et de ce fait vrai. Car si le vrai n'est pas le faux, le faux, en tant qu'il est le contraire du vrai, est vrai. Toutefois si le vrai n'est pas le faux, le faux n'est pas le vrai. Et puisque le faux est vrai, le faux n'est pas faux, et le vrai est vrai. Mais si le faux n'est pas faux, le vrai est faux. Le faux est donc faux. Mais si le vrai est faux, le faux est vrai. D'ailleurs, il est vrai que le faux est faux, dont le faux est vrai. Or, si le vrai est le contraire du faux, le faux n'est pas le contraire du vrai. Car comment une chose pourrait-elle être la même chose que son contraire? Par conséquent, s'il est vrai que le faux est faux, et que de ce fait le faux est vrai, le vrai en tant que vrai est faux. Mais le vrai, en tant que contraire du faux, ne peut être le faux, qui est vrai. Ainsi, le vrai n'est ni faux ni vrai, car son contraire le faux est vrai en étant faux. En conclusion, seul le faux est vrai, le vrai n'est rien, et le reste est faux.

Autant faire table rase de son histoire. Que disparaissent le monastère, Venise ainsi que le royaume du Nil, le port nordique, les montagnes du conteur, la Seine, vague affluent du Nil, le Rhin, l'Atlas et le Jura, et avec eux tous les personnages, le chef, le rival, le larbin, les gardes du palais, les marins, le conducteur, le voyageur, le voleur, le meneur, les villageois, les internes du centre, les Hébreux sur le Nil ainsi que tous les autres à l'exception du juge, dont la certitude d'être et l'assurance d'exister, à toute épreuve, lui suffisent pour recréer en un instant tout ce que le roi vient de balayer d'un revers de main. Seule la conviction d'un individu persuadé d'être et d'exister, ce envers et contre toute contestation, permet à cet individu de s'affirmer comme l'élément le moins illusoire d'une histoire quelconque, et comme une cible à abattre aux yeux de qui n'a plus envie de croire en l'histoire en question.

Le moment du dîner devient donc le lieu de l'affrontement entre le juge, qui maintient l'existence des autres convives, et le roi, qui tente de l'annihiler. Cependant le héros parle aux autres, car le sort de leur existence ne réside pas dans son attitude à leur égard. C'est au juge seul qu'il doit s'attaquer. Au moment de prendre place, l'explication de sa perte de connaissance consécutive à la tête de renard posée sur la table apparaît comme un miracle ou un heureux hasard. Il se revoit au centre, frappé par l'éclair de conscience qui va lui permettre de terminer cette partie du chapitre. Il se revoit, bien avant, frappé par le même éclair présenté comme une ruse contre le destin. Lui est trop sûr de sa victoire pour ne pas la révéler à ses ennemis. Il dévoile donc sa ruse, la ruse du renard, et se met à table. La tête de renard représente le juge décapité, mais en tant qu'échec pour le héros. Le rival use de ce moyen pour qu'il recouvre son identité. Le héros devient incapable de croire en sa victoire. Il décide donc de parler le moins possible, sachant que le temps et l'espace de ce dîner sont à l'origine du renouvellement du cycle au détriment de son désir d'en finir.

Que doit-il faire pour assurer sa victoire? Il se revoit la fois précédente, en train de parler. Que dit-il? Et s'il ne parle pas cette fois-ci, les autres se douteront-ils de quelque chose? En fait les autres ne sont rien. Les autres, c'est le juge, et le juge seulement. Il est, à travers son système de répression psychiatrique, la clé de toute existence. Si le héros dévoile sa ruse, le cycle se renouvellera. S'il se tait ou dit autre chose que précédemment, le cycle se renouvellera aussi car le juge se doutera de quelque chose. Non. C'est impossible. Il a déjà compris, dès son arrivée au royaume, que l'assurance de son adversaire était telle qu'elle allait forcément le perdre. La victoire du héros doit passer avant tout par l'expression de son désir, au-delà de toute volonté. Il se laisse donc aller à n'être rien, ce qui est indescriptible.

Le juge, polarisé sur son être, se voit basculer dans le néant que le héros offre de lui-même. Alors le juge tente de se détourner de lui, ce qui permet au roi d'éliminer un par un tous les éléments de la scène. Concrètement, il ne fait rien. Il laisse faire. Le juge est comme un aveugle, car l'équilibre est détruit. Il ne trouve plus d'opposition susceptible de l'aider à se définir. Tout son univers s'effondre, il ne reste que lui. Le héros pourrait déjà se considérer comme vainqueur, mais ce serait une erreur. Voilà ce qui l'a perdu lors du cycle précédent, l'assurance de vaincre, cette assurance qui n'est rien d'autre que la volonté associée au sentiment d'exister. Aussi reste-t-il dans son état de néant jusqu'au bout. Pur sentiment, il n'éprouve plus le moindre sentiment, car il n'est plus. Jadis être d'opposition, il est devenu pur néant.

Cet état le perdrait encore s'il ne dissimulait pas cette fois une emprise de la conscience sur l'équilibre des choses. Ce néant est illusoire, d'où sa force. Contre l'illusion de l'être, il utilise l'illusion du néant. Il se découvre doté d'une nouvelle constitution matérielle. Un changement a dû se produire en un point de cette histoire. Il a dû acquérir la maîtrise de l'équilibre à la suite d'une scission extraordinaire lui assurant déjà une victoire partielle. Le juge et le roi sont dans le vide. Ils n'ont pas l'impression de tomber car, dans le vide, l'espace perd son sens. Comme il domine le juge, il use facilement de son propre pouvoir de création, capable de faire apparaître n'importe quel objet, une armoire par exemple. Il réalise le manque d'imagination de son adversaire. Doté du même pouvoir, que crée-t-il de son côté? Il met en place le mécanisme de sa propre perte irréversible. Pensant à tort que cette précaution s'impose, il l'enchaîne avant de lui signifier qu'il doit se soumettre au jugement de son projet de conspiration.

Lui ne se souvient pas du nombre des juges du Nil. Ils doivent être une dizaine. En tout cas, ils ont des têtes d'animaux qui, issues de leur corps de pierre, font figure de chair déracinée. Leur visage palpite dans la couleur du soir, ils respirent la brume, immobiles en n'attendant rien. Si le crépuscule s'étale, ils sont déjà la nuit noire jusqu'à l'aube. Ils ne sont que des représentations figées, animées pour qui sait les voir. Le héros nait sur une plage du Nil, de l'effondrement d'un château de sable. Sa naissance n'a jamais eu lieu, car il n'existe pas. Il n'existe pas non plus devant les juges du Nil, édifiés à la gloire du néant. Il y a l'adversaire enchaîné, les juges du Nil, le héros et rien d'autre. Ils sont dans le vide, ne sentent pas leur chute. Le vide est l'immobilité. L'espace n'a pas lieu d'être. Il rejoint le temps dans une seconde figée. Tous les juges ne sont qu'un et disent la même chose en même temps. Que veut le héros? Il leur amène un conspirateur pour que celui-ci soit jugé. Le héros a-t-il des preuves de ce qu'il avance? Oui, répond-il en sortant le papier de sa poche. Mérite-t-il au moins de s'adresser à eux? Il pourrait leur retourner la question, mais quelle importance?

L'accusé a la parole, l'accusé entraînant l'accusateur. L'adversaire, plus pâle qu'une fumée de cigare, demande s'il n'est donc rien pour mourir. La réponse du héros n'est pas moins concise. Les actes parlent d'eux-mêmes. Une feuille de papier n'est rien, et il a placé tout son destin dans une feuille de papier. Au nom de qui et de quoi prononce-t-il cet avis? Il est le roi. C'est en son nom propre et au nom de son royaume qu'il leur soumet cet homme. Il est venu à eux pour surmonter, en les défiant, la menace qu'ils représentent. Les juges s'effondrent, face au rejet de leur autorité. Le héros est seul juge, voilà ce qui rend le jugement possible. Avant, il avait le pouvoir de régner, mais il lui manquait le pouvoir de décider et d'appliquer les décisions. Il avait régné au nom des juges sur un vaste monde, esclave du pouvoir dont il ne pouvait s'écarter sans lâcher à ses trousses les chiens de la souffrance. A présent il règne sur lui et sur lui seul, et n'a besoin de rien d'autre. Le système se fond dans la spontanéité. Le royaume ne réapparait pas. Il a gagné. Il ne lui reste plus qu'à trancher la tête de son adversaire. Ce qu'il fait.

Pour écrire un livre, il faut d'abord mettre la philosophie et la critique littéraire à la poubelle, brûler celle-ci et disperser les cendres n'importe où. Comme il est agréable d'improviser. Il veut donner une œuvre de vie. Il refuse les structures artificielles, les excès du raisonnement, les recherches interminables ayant trait à l'histoire de la littérature, les interrogations tourmentées quant à la manière de se situer par rapport aux autres. N'est-ce pas celui qui met tout en œuvre afin que son œuvre soit parfaite, qui cherche, qui ne cesse de se remettre en question avant d'avoir rien écrit, n'est-ce pas celui-là qui s'éloigne le plus de la perfection? Classique serait, en un sens, l'expression spontanée de l'âme dans une œuvre d'art, quand les classiques se définissent à l'image de la beauté naturelle même si les auteurs reconnus comme tels passent à côté de ce but, dans la mesure où les contraintes qu'ils s'imposent font de leurs œuvres des apparences de beauté naturelle et non l'expression de cette beauté. Il veut, comme Nietzsche, voir en son art le moyen de se libérer de toutes les aliénations de l'esprit. Son intellect entend le remettre sur le droit chemin, celui de la constance dans le rituel de l'écriture et, via la rigueur du travail, du véritable amour de la vie. L'ascèse ne gêne pas la satisfaction du désir. Elle abonde dans son sens.

Il faut passer rapidement sur la revendication d'écrire mal, de vendre des millions d'exemplaires, de mélanger les lieux, les personnages, les situations, le passé, le présent et le futur, de revenir sans entrave aux procédés du surréalisme et du nouveau roman tout en niant leur héritage sous prétexte que la psychanalyse n'a pas lieu d'être ou que l'inconscient n'existerait pas, de s'en prendre au marxisme sans arguments mais dans un mouvement d'humeur, de confondre les techniques de la narration avec le contenu de l'histoire, de prétendre fournir une intrigue là où il n'y en a pas, d'accuser le poète Hölderlin de spiritualité incestueuse, de se faire photographier avec des lunettes noires, de se déclarer victime de la cruauté des femmes, de se plaindre que le ciel est gris, d'accorder à la justesse des mots une importance exclusive à l'instar du sophiste Prodicos, de taxer André Breton de sous-disciple de Lautréamont, d'opposer la spontanéité à l'automatisme, de boire de l'eau claire, d'aller voir des courtisanes, de s'occuper de négoce et de démarchage, de ne rien faire, de renoncer à ne rien faire, de s'en féliciter, de hurler dans le tribunal, d'apprendre à jouer de la harpe, de pisser dans les jardins publics d'un paradis fiscal, de faire jouir l'épouse d'un politicien véreux, de fusiller des commentateurs sportifs, de revenir à la barre, de montrer son adversaire du doigt, de sortir vainqueur sous les applaudissements et de disparaître.

Il quitte le tribunal. Les autres le cherchent encore à l'intérieur. Il sait qu'ils vont finir par l'oublier, trop occupés à brûler les restes de son adversaire. Du passé, il passe au présent. Laisse le tribunal loin derrière lui. Essaie de se frayer un chemin dans la vieille ville bruyante aux boutiques bondées, entre les odeurs de merguez et les poulets rôtis. Ne trouve rien de mieux, pour refuser une pièce à un mendiant, que de se faire passer pour un avocat au barreau. Dans le bar, il y a beaucoup de fumée. Il bouscule quelques chaises jusqu'à la table qu'il a réservée. Des salutations, des remarques, une musique de fond. Bienvenue chez les vivants.

Personne ne mange les gens ici. On dit bonjour. Le ton moralisant s'adapte mal aux moeurs et coutumes. Il faut pragmatiser l'intelligence. Définition de l'intellect? S'il avait su, il n'aurait jamais entamé cette carrière. Et l'autre, là-bas, toujours en train de gueuler. On pourra se vanter d'y avoir été. La technologie ne doit pas se substituer à l'art. Ce sont des histoires à dormir debout. Bête comme un peintre, Duchamp en avait marre de cette expression. Vu le boulot déjà accompli, mieux vaut continuer jusqu'au bout. Jamais, c'est pour rigoler. La contagion. Des mots. Retourner au travail à quatorze heures. Les places se vident en un clin d'œil. Le four à micro-ondes. La religion. Des morts. Remplir des pages. Comme un grande vide où tout se déverse. Une femme. De la rigueur, voilà ce qui manque à la démocratie en proie aux extrémistes. C'était un iconoclaste, il s'en prenait aux idées reçues. Certains ne bossent pas aujourd'hui. Tendus pour rien. Reprendre un café.

Lui se demande s'il a des corrections à apporter à ce stade, hésite, ne sait pas s'il doit supprimer ou non le flou temporel créé à un moment donné, avant d'entrer dans le bar, puis décide de passer outre, d'assumer le désordre. Le marin, après avoir parcouru le monde entier, demeure assis sur son banc, tranquille, face à la mer, lui qui a vu des cannibales, des massacres de prostituées, des immeubles s'effondrer, des combats de rue, des navires sombrer, des invasions de sauterelles, des femmes possédées, des villes radioactives, des enfants plonger bras et jambes coupées dans des piscines, des génocides, des ébats sexuels, des mirages dans le désert, de la chair humaine en vente libre, des pluies diluviennes, des avions s'écraser, des raz-de-marée, des cyclones, des sécheresses, des épidémies, des tournois, des carambolages, des gisements de pétrole, des marées noires, des rites initiatiques, des messes sataniques, des éruptions volcaniques, des prises d'otages, des peintures rupestres, des troupeaux de baleines, des pluies de sang, des cimetières d'éléphants, des champs de canne à sucre, des missiles nucléaires, des comas éthyliques.

Le marin meurt après avoir bu de l'eau de mer dans une bouteille. C'était un suicide, en même temps qu'une démonstration philosophique, un accident de parcours calculé, une régression vers l'enfance et un acte de dérision, comme un concours de fautes d'orthographes dans une salle de classe. Un commentateur sportif, à la seule mention du terme de concours, rampe depuis la salle du tribunal le visage ensanglanté, la main sur la poitrine. Lui achève de le fusiller. Il se relit beaucoup. Il commence à avoir le souffle bref. Il devrait marquer une pause.

Le hasard définit la création littéraire et artistique à la mesure de la vie. Il n'y a pas de sublimation du vécu dans une œuvre d'art. L'écrivain ne fait qu'essayer de suivre la logique complexe de la vie qui est en lui et qui le dirige, via le verbe immortalisé par et dans l'acte d'écrire, non de lui proposer une alternative ni de s'y substituer. Héroïquement, l'individu surmonte la souffrance par ses propres moyens, sans passer par le divan d'un psychanalyste ni par une autre aide extérieure. L'auteur dont on peut dire qu'il a une personnalité forte, un destin exceptionnel à accomplir, traverse dans un premier temps une période douloureuse où, sous l'emprise de son ardent désir de liberté, contrarié par l'installation des convenances et des contraintes sociales, il décide de se lancer dans la littérature, s'enferme dans une pièce et se met aussitôt à écrire. Il arrache quelques feuilles, se munit d'un stylo et, sans se demander une seconde ce qu'il va écrire, le pose sur la première page dans l'idée que le seul résultat possible de ce geste sera un chef d'œuvre. Il fuira le harcèlement médiatique et l'esprit de salon, vouant une fidélité sans faille au monde des idées, revendiquant la hauteur de sa tour d'ivoire.

Sa position arrêtée, il revient à sa feuille et couche sur plusieurs lignes les mots tels qu'ils lui viennent à l'esprit, les relis, se félicite d'avoir évité l'écueil de l'anecdote biographique, du récit des brimades auxquelles se heurtent nécessairement tous les êtres nobles de cœur et incompris. C'est au cours de cette période qu'il découvre à quel point il est difficile d'écrire, même si la plupart des livres qu'il a lus, pourtant de grands classiques, paraissent, d'un point de vue extérieur, avoir été écrits facilement. Cette difficulté contrarie l'investigation de sa propre vie intérieure à laquelle il se livre, tout en lui révélant la confusion de ses sentiments et, en réaction à celle-ci, la mise en place d'une nomenclature psychologique stricte n'autorisant l'individu qu'à penser dans les termes de la réussite de son entreprise qui, à défaut d'être effective, devient un modèle abstrait auquel il devra se conformer.

De Charybde en Scylla, le poète se livre aux excès de l'intellect, du raisonnement. Il essaie de se dévulnérabiliser via sa conformité aux exigences du concept qu'il a préalablement défini, d'où un apprentissage technique irréprochable en même temps que, dans son for intérieur, une recherche systématique de la distance et de la singularité, une difficulté d'adaptation émotionnelle aux circonstances et aux subtilités de son évolution personnelle. De ce point de vue, l'adéquation à soi-même constitue l'une des premières grandes épreuves de la vie, et l'écriture un moyen initiatique de prendre cette épreuve à bras le corps. Son style procède, dans un deuxième temps, d'un laborieux travail de réduction du langage au concept souverain, l'impératif. Son univers, sa cité idéale, se définit selon la loi seule et la loi stricte, avec la peine de mort pour unique sanction prévue par le système à la moindre défaillance. De bonnes idées, mais toujours dans l'excès.

L'unité dans l'espace et dans le temps finit par l'obséder, chaque unité à sa juste place. La politique se nourrit de la physique, la métaphysique de la politique, et le vouloir-la-mort de la métaphysique. Possédé par les livres tel un mystique, il partage tout son temps libre entre l'écriture et la lecture, s'enferme parfois pendant des heures voire, à l'occasion, des journées entières avec d'imposants ouvrages littéraires ou philosophiques. Voilà comment il a rejoint le monastère. Du moins, c'est une explication, après celle du complot contre le roi. Les récits ne présentent pas toujours les événements vus sous différents angles. Son apprentissage de la pensée par la lecture et par l'écriture a fait de lui, plus qu'un passionné, un possédé, un mystique, sa propre fiction. Etre soi-même sa propre fiction.

En contrepoint, d'autres souvenirs affluent, de plans de conscience dissociés, de neuroleptiques, de poison-qui-rend-fou, de cités remarquables, de sagesse archaïque, de nouvelles griffes de l'âme, d'hallucinations, de suicides du haut des immeubles, de séjours à Paris, à Barcelone, à Amsterdam, à Copenhague, d'un dernier évangile, de l'antichristianisme, de nouveaux pèlerinages, de retour à l'apaisement, de livres jetés dans la Méditerranée par cartons entiers, de nuit, à bord du ferry entre Nice et la Corse, de la "Dolce Vita" de Fellini visionnée plusieurs fois par jours pendant les vacances, d'un couloir de pièces vides, avec une armoire pour seul mobilier, de textes messianiques, de piano minimaliste, d'œuvres de James Joyce, d'implication dans la matière charnelle.

L'auteur à bout de souffle. Les clients du bar retournent au travail. Aller plus vite que les aiguilles de la montre. Si possible, retarder le temps. Il a trouvé sa méthode d'écriture. Le retour au logos. Le marchand pose un voile de mystère sur les produits qu'il vend. Ce qui l'intéresse, c'est le rythme. Difficile d'envisager de remplir toutes les pages à ce rythme. Tout est dans le rythme. Un chercheur prétend avoir bu de la soupe de dinosaure. Par retour de courrier, ils trouveront son absence. Il parle mais ce n'est qu'une diversion. Il scrute son propre silence au fond de l'intrigue. Plus intéressé de savoir qui il est que de savoir où il en est avec ce qu'il fait. Le fond de l'intrigue. Il n'y a plus de différence entre les pronoms personnels. Epuiser tous les syllogismes. Penser à l'Espagne à cause des châteaux, toujours par goût de la démesure.

Pour écrire un livre, il faut d'abord mettre la philosophie et la critique littéraire à la poubelle, brûler celle-ci et disperser les cendres n'importe où. Le nombre des objets de désir se multiplie. Ce qui pour le commun des mortels s'appelle le quotidien, ni plus ni moins, avec ses avantages, ses inconvénients, ses heures de gloire, ses heures d'opprobre, ses bains de foule et ses traversées du désert. Comme il est agréable d'improviser. Il ne vient pas d'endosser la camisole de force. Il veut donner une œuvre de vie. Que dire des mythomanes, des suiveurs? Il refuse les structures artificielles, les excès du raisonnement, les recherches interminables ayant trait à l'histoire de la littérature, les interrogations tourmentées quant à la manière de se situer par rapport aux autres. Il le pense encore mot pour mot, comme tout à l'heure.

Il déteste l'être humain. Pour Nietzsche, le divin et la page blanche, une question d'absence. Elle est bouddhiste. Ils parlent. Lui s'approprie le verbe. La langue porte son nom. Fonderie d'art. La noblesse du bronze. Il y a une signification à tout cela. L'important n'est pas qu'il y en ait une mais d'être dans le secret. Revenir au mot amour. Quelles sont les limites de l'art? Il s'est souvent posé la question. Tout savoir, c'est n'avoir plus rien à vivre. Confondre la littérature et la musique, contre Wagner. Sous la torture du silence. Toujours sur la défensive. Ce n'est pas lui, qui vous le donne dans le mille. Le mille, c'est le tout. Ne pas craindre de perdre le cap. Avoir peur sous les nuages, qui pèsent comme une menace.

C'est bel et bien vrai, il pense cela tout seul. Sa pensée embrasse toutes les dimensions du langage. Il répudierait la ponctuation si le support de son écriture était un harem. Il se rend au sauna. Envie de transpirer. Il y va donc de son plein gré. Le platonicien, lui, se croit esclave de son corps. Pauvre platonicien. Difficile de rester aérien jusqu'au bout. Ils s'en sortiront, ce sont des jeunes pleins de ressources. Attention à ce qu'il écrit, l'espoir de nourrir une ambition. Ils sont encore nombreux. Quand on pense que cette femme est psychiatre. Impossible écriture. Impossible mensonge. Le mensonge peut éclairer bon nombre de vérités.

Pourquoi sur la défensive? Le mot intrus du texte. Pourtant il y a une raison, une dimension où toutes les dimensions se rejoignent. Peut-on parler des ténèbres sans passer de l'autre côté? Selon Platon, le miroir est un vide. Il aimerait vivre avec une salope mais s'en fatiguerait vite. Une journée seulement, alors. Elle prétend qu'elle ne fume pas. C'est grand, c'est moderne, c'est beau. Il reviendra dans cette zone. Il a beaucoup progressé aujourd'hui. Merci de vouloir dire quelque chose. Cet écrivain donne à entendre l'ordre du monde dans son incomplétude. Il pense n'avoir plus peur de rien. Sa chérie, cette sale pute, est une belle femme. Il va finir par se tirer une balle dans la tête. Elle le suce. Dans les bras l'un de l'autre, très fort. La défensive de qui doit se justifier, même quand personne ne remet en cause sa crédibilité.

Comment parler de la vie? Le repos sur les lauriers, un art qui se perd. Maintenant il se situe au-delà du sens. A-t-il dépassé le divin? Le divin peut-être pas, mais une certaine idée du divin. Difficile de gagner sa vie dans ce monde. Ils ont du courage. Ils sont formidables. Romain Rolland est passé par là. Ne pas se reposer sur ses lauriers pour éviter de les froisser. Savoir où il en est. Rester cohérent dans le dialogue. Ecarter les mots les plus faibles, une épreuve permanente. Les mots durent. Il est bon, parfois, de se sentir en osmose avec le confort de son éducation. Déclinaison. Pas mal. En venir au fait. Difficile d'apprendre à conduire, d'apprendre à vivre. L'heure de prendre sa retraite n'est pas encore venue. Les mots rendent fou.

Donner à voir ce qui se passe dans sa tête, ce qui lui vient à l'esprit. Les autres auraient peur. Non. C'est impossible. La révolte peut empêcher d'écrire. Remplacer l'écriture par une femme. Elle se tient debout sur une falaise, vêtue d'un long manteau noir. Ses longs cheveux noirs, ses seins chauds. Contre elle sa tête. Contre son ventre ses griffes. Il la cherche. Se heurte à ses propres barrières. Son amour. Toujours au-delà de ses limites. Ce qu'il veut, toujours au-delà de ce qu'il possède en propre. Il rêve d'une écriture du plaisir. Plaisir de se laisser déconstruire. Il ignore pourquoi il pense en terme de douleur, mais il connaît la douleur. La concision le soigne. Concision en un mot, en une phrase, telle serait sa devise. On prend la cohérence pour point de départ.

Il rêve d'une écriture qui se laisse déconstruire dans l'anonymat. Faire en sorte que l'écriture ne soit plus une prison. L'art ne sert à rien. Il a envie de se suicider. Robert Malaval. Paradoxe du désir de gloire. Authentique malgré l'adoration. Les applaudissements comme une drogue. Donner beaucoup de son temps. La nature est une question, l'humain prétend y répondre. Il y en a pour tous les goûts, tous les tourments. Peu de couleurs dans ce livre. Bientôt le point de départ. Mais qu'est-ce qu'ils ont tous contre la douleur? Le clavier de son ordinateur, une approche sculpturale du verbe. Si elle n'aimait pas se faire cracher dessus, il s'abstiendrait. Ce qui se passe dans la tête d'en face. Le nom du public, c'est d'en face. Juste avant de passer le cap de l'oubli. Refaire surface. De retour. Encore une traversée du désert. Le marin veut être enterré dans la mer. Toujours perdu dans la mer, Noir Désir. Le peintre parle de ses chats. Le chat d'Egypte. Il est allé en Egypte. Une phrase à terminer. Quel soulagement. Peut-être faut-il tout reprendre depuis le début, et après l'histoire commence pour de bon, oui juste après.

Revenir aux réalités sensibles puis, de nouveau, se laisser dériver dans sa vie intérieure. Un temps littéraire distinct du temps réel, sans trop s'attarder sur la question. L'intransigeante relativité du temps. Changer de forme d'un contexte à l'autre. Origine du flou temporel de tout à l'heure et de maintenant. Tout converge en un point perdu de l'imagination. Nommer l'auteur Socrate histoire de lui donner un nom, Socrate ou bien n'importe quel nom de cheval ou d'oiseau. Qui pense trop s'éloigne des réalités sensibles et quand, tôt ou tard, il est obligé d'y revenir, ce qui pour le commun des mortels s'appelle le quotidien, ni plus ni moins, avec ses avantages, ses inconvénients, ses heures de gloire, ses heures d'opprobre, ses bains de foule et ses traversées du désert, devient pour lui une descente aux enfers. Lui se contente de suivre sa nature avec un minimum de directives, ses limites naturelles.

La serveuse du bar apporte des cafés supplémentaires à la table du conteur, puis se retire. Ceux qui ne travaillent pas aujourd'hui assistent en même temps au départ des derniers clients qui retournent à leurs obligations et dont ils entendent disparaître, dans les rues de la vieille ville, les derniers éclats de rire et salutations. Les tables sont débarrassées. La salle une fois remise en ordre, dans le calme qui succède à la fermeture des portes, on l'invite d'un hochement de tête à poursuivre son récit.

La majeure partie des événements qui vont suivre, marquant la fin de ce premier chapitre, se passe toujours au royaume du Nil, c'est-à-dire en Egypte, une Egypte mythologique dont les frontières, on l'a déjà vu, prennent des libertés avec la science géographique. La narration, à ce stade, s'intéresse à trois générations de rois. Ces souverains du fleuve sacré, le conteur les nommera le premier pharaon, le deuxième pharaon et le troisième pharaon, ou encore le fondateur, le héros et le successeur. On parlera surtout du deuxième, moins du premier et encore moins du troisième. Ce héros, dont il a déjà été question, également connu en tant que roi, moine érudit, conjuré, usurpateur, assassin, fugitif, entité métaphysique et iconoclaste, dévoilera son histoire sous de nouvelles facettes. Le public profitera ainsi d'un éclairage différent sur les actions et les dires des pages précédentes, pourra interpréter l'histoire avec un regard plus aiguisé, plus avisé, fort des dimensions supplémentaires qui s'ouvrent à lui.

Né d'un grain de sel et d'un grain de sable, il se souvient de sa naissance dans un lac. Sous la forme d'une infime parcelle de l'imagination de son créateur, le voilà jeté pour prendre corps en descendant le Nil. Le Soudan. La Nubie. L'Egypte. Les faubourgs de Memphis. Impossible d'évaluer la durée de son voyage entre son point de départ et son point d'arrivée. Il ressent le moment de sa naissance comme une incommensurable prise de conscience au sein de la vie à l'état pur, cette force inaliénable qui perdure au-delà des siècles pour donner à chaque chose sa raison d'être. Il se souvient d'une inquiétante immensité. A son origine, où il ne fait qu'un avec les sources du fleuve, son esprit dans sa densité extrême règne au sein d'une obscurité totale, égale à l'ignorance de son avenir.

Le début de son histoire, passée cette première période formatrice, correspond au terme de ce long voyage à travers l'Afrique lui donnant forme humaine. Sa mémoire ne peut en retenir que des bribes dont il n'est pas certain qu'elles aient conservé leur pureté originelle. Comme à l'issue d'une longue nuit de sommeil, il ouvre alors les yeux pour la première fois, et pour la première fois il lui est donné de voir autre chose que des abstractions assises dans le confort de l'éternité, dans l'oubli du temps.

A bout de souffle, il s'habitue à son corps. Son âme se fond dans le ciel qui scintille encore d'innombrables lumières au-dessus de lui. Progressivement, il réalise qu'il s'est enfin séparé du Nil, ne sachant pas où il se trouve. Il sent son dos écraser des plantes et s'enfoncer dans la terre humide. La froideur de l'air s'empare de ses membres. Le vent est faible. Les instants passent. Les bruits de la nuit s'activent de concert. Depuis la palmeraie voisine, des chants d'insectes lui parviennent. Il doit être quatre heures du matin environ. La vitesse à laquelle il passe d'un état de conscience à l'autre ne le surprend pas plus que le fait d'avoir un corps, comme si quelqu'un l'avait prévenu longtemps à l'avance de ce changement. Couché dans la terre à deux pas du fleuve, il ne pense ni au danger ni à la peur.

Il éprouve plutôt le plaisir de sa nouvelle incarnation. Enfin il peut toucher la terre et ainsi se noircir les mains, se les salir, sentir son humidité imprégnée de vie, toucher les plantes aussi, suivre leur forme du bout des doigts et, par la pression, en faire jaillir la sève. Il respire l'air de la nuit, dont ses poumons prisent la pureté et le reste de son corps endure la fraîcheur. Une œuvre de vie. La terre dans les mains de l'artiste. En même temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité réelle, non pareille à celle qu'il a connue, les formes du monde qui l'entourent se révèlent de plus en plus à eux pour faire naître en lui des images oniriques.

Il voit les contours obscurs des palmiers déchirer la partie inférieure du ciel bleu et noir. Il invente malgré lui des silhouettes extraordinaires, souvent effrayantes, néanmoins à leur ressemblance, au prix d'associations d'idées dont la logique lui échappe pour la plupart d'entre elles. Il voit de gigantesques chauves-souris décrire des cercles au-dessus de son corps, passer de temps en temps près de lui, le frôler en lâchant leurs cris suraigus, répétant ce manège pendant une durée assez longue, jusqu'à ce que l'une d'elle emporte un peu de sa chair au terme d'un ultime passage.

Il les voit alors se disputer ce lambeau dans les airs, tourne le dos au ciel pour ne pas assister à ce carnage, pour ne pas le subir. La peur. L'instant d'avant, la sérénité. Tout change brusquement. Les masses lointaines semblent s'agiter, encourageant les monstres ailés à poursuivre leur combat. Rechute. Refus de la dimension humaine. A-t-il, à cet instant, réellement pris possession de son corps? Il perçoit le monde comme s'il l'avait toujours connu, comme s'il l'avait fait lui-même. Entraîné par le désir de vivre, il écarte de sa pensée l'idée que ce qu'il découvre n'est qu'une illusion, celle de l'écrivain à l'ouvrage. Il refuse cette idée. Toujours sur le qui-vive. Toujours animé par la conviction d'être au centre de toutes les situations.

Il s'enfonce dans la terre. Il sait que l'imagination devient réalité. Le fruit même de son imagination n'a jamais été moins tangible que ces têtes de palmiers. D'où peuvent bien venir ces chauves-souris? Il ne faut que quelques minutes à la nuit pour briser ainsi le calme de sa sortie du Nil. La douleur qu'il éprouve devant sa chair arrachée relève plus que d'un cauchemar. Il a pleinement pris possession de sa forme définitive, n'ayant plus que les dernières heures de cette nuit pour achever de s'y habituer, moins effrayé par les chauves-souris que par l'incertitude de leur provenance.

Il provient d'un état de conscience atemporel, dans lequel il ne vit rien. Tout au plus y assiste-t-il, dans une impuissance volontaire, à la création de son corps au gré du courant du fleuve jusqu'en Egypte. Ces chauves-souris. Etranges. Il ne peut parler d'une longue expérience. Il sent, en l'espace de quelques minutes au contact de la terre, de l'air et des formes de la nuit, les forces de l'intérieur lui révéler, au-delà des mots, les enjeux de son existence comme autant de significations des épreuves qu'il va devoir traverser. Sa réaction à l'apparition des monstres volants relève pour lui d'une forme d'angoisse due à une dérive de la conscience qu'il lui est encore difficile d'expliquer en quelques mots.

Il ne comprend pas la marge de tolérance de la création face à la monstruosité. Il commence à réaliser, au plus profond de son intuition, comme atteignant du regard les ténèbres d'un puits au milieu du monde des objets et des êtres inondés par la lumière du jour, la gêne occasionnée par la découverte d'un défaut dans la nature même de son créateur qu'il croyait parfait. Il n'a encore rien vécu mais connaît déjà la contradiction, une connaissance irréfléchie, appartenant à ses instincts, semblable à ce que l'on pourrait nommer la science des animaux, l'ensemble des secrets qu'ils arrivent à partager avec leur environnement sans jamais recourir à l'analyse. Les têtes de palmiers dans la zone inférieure de la voûte céleste donnent de l'assurance à son imagination, tout au désir paisible et anodin de terminer cette nuit dans le plaisir du rêve, auquel il associe même l'apparition des chauves-souris.

Quelle belle interprétation. Penser que tout est pour le mieux dans le monde, qu'il n'y a rien à transformer, que les choses ont été conçues pour former un ensemble paradisiaque, dont le mal est exclu, où chaque élément accomplit ce à quoi il est destiné dans la béatitude, sans jamais s'interroger, préservé par l'éternité. Penser que le mal n'existe pas. Ne même pas concevoir que le mal puisse signifier quelque chose. Son échec sur ce rivage a-t-il pour but de le dissuader d'adhérer à de telles croyances? C'est ce qu'il s'efforce de penser, les doigts convulsifs, enfoncés dans la terre, comme enracinés, la paume de chaque main cherchant à faire pression sur le sol jusqu'à se briser, le visage ouvert, dévorant la noirceur et l'humidité, le reste du corps entièrement voué à cet effort incompréhensible.

Car il y a pire. Et le sang. Le sang qui continue de pleuvoir. Le sang qui lui tombe dessus par filets. Les chauves-souris qu'il devine de plus en plus nombreuses. D'autres ont pris part à la tuerie. Les cris. Elles s'entretuent. Il entend la chute des vaincues dans le fleuve. Il ne peut s'imaginer que cela fait partie d'un plan. C'est contre toute saine attente. Ce n'est pas naturel. L'animal, dans une certaine mesure, a besoin de tuer pour survivre. Mais ce n'est pas comparable à une telle manifestation de jouissance criminelle. Ce n'est même pas son corps qu'elles se disputent. Elles lui ont pris un peu de chair pour attirer son attention sur l'intolérable signification de leur manège sanglant. Il pense, tout en essayant de s'enfermer dans le refus à cet égard, qu'il ne peut s'agir que d'une intervention étrangère, obscure, l'entrée en scène d'une deuxième conscience, d'une double personnalité.

C'est pourtant la vérité. Comment lui donner un nom? Comment peut-il nier que ce massacre, dont le ciel de la nuit est la toile de fond, n'est qu'un préambule, et que des choses horribles existent bel et bien dans la profondeur de son âme? Il essaie de résister tout en sachant l'effort trop grand. La chair arrachée. La douleur. Il saigne abondamment au bras droit. Finit par céder. Partiellement. D'un geste retrouve sa position initiale. Il ne reste plus que deux chauves-souris. Le meurtre. Le dernier. Duel macabre. Tel mal contre tel autre. A ce stade, elles ne peuvent plus s'en prendre au bien. Le bien ne signifie plus rien. Lui souffre d'autant plus qu'il voit dans cette scène l'abandon au plaisir considéré comme un bien suprême, et ce combat comme la volonté d'exclusion qu'implique un tel état d'esprit.

Si elles pouvaient parler, dans leur bouche le mot bien ne serait qu'un fantôme. Il a l'impression qu'elles sont encore là. Les ailes déchirées, l'ultime vaincue finit par s'écraser sur le sol, à quelques mètres de sa blessure. Explosion de sang. Encore une. Il en a plein partout. Il ne peut pas se lever tellement la douleur est pesante. Il est comme résigné à mourir. L'averse s'éteint complètement. Confusion de tout. Les idées se font forme pour lui faire perdre pied. Il essaie alors de rompre le silence, d'appeler à l'aide, de demander au ciel des explications. Soudain, la vision d'une scène de luxure avec une femme guerrière. Impossible d'évaluer le temps entre son évanouissement et la seconde ouverture de ses yeux. Où va l'eau des fontaines? Sa blessure guérie. Marqué par cette expérience. Difficile de rester maître de ses mots à leur souvenir. Il va connaître d'autres moments comparables. Il ne souhaite pas en parler autrement qu'en ces termes. Toute volonté qui s'y opposerait demeurerait impuissante. Retourner à cette réalité.

Le monstre a disparu. Il se voit en train de ramper dans la palmeraie. Ne se souvient pas de ce qui l'a décidé à laisser derrière lui son point de départ dans l'existence. Il fait froid. Il ne s'est pas écoulé plus d'une demi-heure depuis le début. La nuit a encore du temps devant elle. Il ne va pas en rester là. Se dirige d'instinct, comme une bête, vers le lieu où les étranges phénomènes auxquels il a assisté doivent donner une suite. Les troncs de palmiers lui paraissent innombrables. Les mains en sang, il écarte les ronces dans les buissons qu'il traverse. Comme une bête. A force de tracer sur la terre, condamné à marcher à quatre pattes par la peur d'être vu, et donc dans la reconnaissance naturelle d'une conscience autre que la sienne, il finit par se décourager. S'arrête au pied d'un tronc. Assis. Recroquevillé pour parer à la température. S'efforçant de croire en la chaleur de son souffle.

Le chant des insectes. Complètement éteint. Il l'a pourtant entendu depuis le bord du fleuve. Hallucination? Non. Il l'entend reprendre. L'air est glacial, mais les insectes chantent. Il sent des corps l'effleurer, rapides. Ils essaient de le traverser. Les insectes. Il a un doute. Le son s'intensifie à mesure du contact de ces mystérieuses flèches avec sa peau. Tout semble déréglé. Comme si l'esprit infernal qui s'est livré à lui avait atteint la réalité jusque dans les lois naturelles les plus élémentaires. Tout s'est passé tellement vite. La staticité en devient agressive.

Il attend quelque chose. Il ne sait pas encore ce que c'est. Le temps passe lentement. Agressé par le froid et par l'angoisse de les entendre chanter. Il pense par énigmes, souffrant de n'avoir aucune aide extérieure à sa disposition, ni même un souvenir dont le retour pourrait le soulager quelque peu de l'attente. Le basculement n'est pas plus long qu'un éclair. C'est sa pensée dans la révolte. Il est gagné par l'impatience. Toute-puissance du désir. C'est alors qu'il voit des lueurs au loin s'acheminer vers son corps statufié. Le voilà résigné à tout. Une caravane de silhouettes sombres qui le gagnent. Elles sont nombreuses, armées de flambeaux, vêtues de draps épais qui rendent apparente une tache obscure à la place de leur visage. La tête basse. Elles avancent lentement. Bien que ne portant rien de lourd pour la plupart, elles sont dans leur marche comme freinées par un poids trop important pour elles sur leurs épaules.

Elles le voient. Celle qui marche à leur tête s'avance vers lui. Impossible, malgré les torches, de dire si c'est vrai, mais son insistance lui fait penser qu'elle le dévisage. Elle fait signe de s'approcher à l'une de ses suivantes, qui porte un grand sac plein de draps semblables à ceux dont elles sont vêtues. Elle en prend un négligemment et le jette à ses pieds. Lui se lève faiblement après avoir saisi le vêtement, et le met sur lui. Quand elle le voit habillé comme les autres, d'un signe elle lui ordonne de se ranger derrière elle, à côté de celle qui porte le sac.

Il a moins froid. Il suit le mouvement sans mot dire, dirigé par la marche de celle qui se tient à leur tête, comme poussé par la foule costumée qui le précède. Lentement. Avec peine. Tête basse. Comme les autres. Son affliction n'est pas égale à la leur. Car elles sont affligées, ce qu'il ne sait pas. Lui a encore tout à apprendre pour vraiment être des leurs. Son vêtement unisexe, qui ne lui sert pas uniquement contre le froid, en cela aidé par les torches éclairant leur procession, a d'ailleurs pour lui la fonction de cacher honteusement sa différence sexuelle au regard de ses consœurs. Au bout d'une vingtaine de minutes de marche dans la palmeraie, ils arrivent dans une clairière au milieu de laquelle un grand feu leur fait sentir dès leur arrivée une élévation considérable de la température. Une cinquantaine de statues, disposées en cercle à quelques mètres du feu, représentent par leur présence même une incitation muette à intégrer les abords de ce cercle.

Sur un geste de la maîtresse, tout le monde les imite en s'asseyant de façon à former un cercle plus grand autour du leur, à même le sable chaud. Lui commence à transpirer. Mais interdiction apparente de se dévêtir pour l'instant, d'après ce qu'il peut observer du comportement des suivantes. Plus tard, à l'aube, il profitera pleinement, dans la débauche, de la nudité de ces jeunes femmes, âgées de vingt à quarante ans, aux cheveux noirs, à la peau brune et aux formes généreuses. Personne ne parle encore. Le chant des insectes, lointain, se mêle aux crépitements du bois enflammé, où toutes les torches ont été jetées. L'attention générale revient à la maîtresse de cérémonie, qui entreprend le discours d'ouverture. Sans surprise, il entend une voix féminine sortir de l'obscurité totale régnant sur son visage.

Elles sont réunies avec lui. Réunies pour louer le diable de satisfaire leurs désirs envers et contre tous les cultes théistes qui asservissent la terre sur la voie du devoir. Pour célébrer l'heure de la destruction de ce royaume esclavagiste et avec lui des idées du beau, du bien et du vrai dont il se sert à cette fin honteuse. Pour formuler les prières d'appropriation des richesses d'autrui. Pour jeter la malédiction sur les doctrines opposées à l'épanouissement de la bestialité. Pour donner le règne à l'âme qui a pris place dans les ténèbres en laissant la parole aux serviteurs directs du seigneur, les baals venus de la terre cananéenne afin de découdre dans le sang le vagin des femmes vierges. Pour célébrer le culte de la contradiction, basé sur la révélation faite à la prophétesse après l'accomplissement de l'acte de négation de la foi. Pour adresser les formules de souhait de corruption à la jeune femme.

Elles sont réunies avec lui. Réunies pour proclamer la vétusté du divin. Pour céder à l'ivresse de la chair en compagnie de l'homme qui a rejoint leur procession. Pour pratiquer la violence sexuelle sur l'une d'entre elles, choisie par le hasard, tout en lui faisant réciter les vers de louanges des croyants, avant de lui couper la langue et de jeter celle-ci au feu. Pour affirmer que la terre doit être le lieu de toutes les injustices, comme sacrifice à la volupté qui seule met fin à la douleur, et ainsi faire front à l'aberration du ciel qui voudrait transformer la terre en socle de son inexistence. Pour blasphémer autour du feu. Pour regarder pisser leur maîtresse, la pute du diable, nommée ainsi par le diable lui-même grâce auquel elles reçoivent son message qui leur procure toutes les richesses de la terre. Pour crever les yeux d'un cochon, symbole du panthéon divin, le faire cuire vivant et le manger comme si la mort du royaume d'Egypte en dépendait.

Elles sont réunies avec lui. Réunies pour appeler sur le royaume d'Egypte l'effondrement par l'offensive des royaumes voisins. Pour élire dans l'homme qui revient victorieux du combat l'esclave de leur désir d'humilier l'ensemble des représentants de son sexe. Pour adresser enfin dix fois à chaque baal les louanges qu'ils adressent au souverain de leur panthéon, afin que prospère leur vie et leur culte dans la richesse et la luxure jusqu'au pourrissement de la chair au terme duquel le diable, leur seigneur, prendra son règne après leur avoir ouvert les portes du néant.

Louanges au diable et gloire aux baals. Que leurs âmes à toutes, et à lui aussi seul homme parmi les femmes, leur soient sacrifiées, en vue de la possession de toutes les richesses et de la volupté sans cesse renouvelée dans des proportions plus grandes. Gloire à celui qui a assommé un dieu pour le précipiter au fin fond de l'abîme. Gloire à celui qui a démembré un dieu avant de jeter ses restes dans la fange où se vautrent les porcs afin qu'ils s'en nourrissent. Que le diable, souffle de feu tout puissant qui préside aux baals, amène les justes à vénérer malgré eux la souffrance éternelle et la maladie des yeux impossibles à ouvrir, affres de l'insoutenable immobilité, essence de la vérité vraie, relative, multiple et inexistante, dans le dessein de faire mourir de honte ceux qui se sont détournés de la doctrine du plaisir, lequel, assis en majesté sur le trône terrestre, domine le ciel et assouvit ses fidèles.

C'est avec ces adoratrices du malin qu'il finit par s'adonner à toutes les passions de la chair, recourant parfois, insatiable, à plusieurs d'entre elles simultanément. La prophétesse, la première, enlève sa soutane, se jette sur une fidèle, la plaque dos contre sol et colle sa bouche contre la sienne. Alors que la maîtresse, la langue ruisselant de bave sur les lèvres de la première fidèle, ne semble plus faire attention qu'à la satisfaction de ses sens, tout le monde se met à faire comme elle, et c'est le point de départ d'une longue cérémonie de sexualité débridée, de confusion charnelle, l'excitation entretenue par toutes sortes de jurons, d'insultes et de formules blasphématoires. Les derniers ébats consommés, l'ensemble des corps affalés sur le sable, autour du feu, ressemble à s'y méprendre aux ruines d'un temple de chair. C'est dans les bras de la prophétesse elle-même qu'il trouve l'épuisement. Elle l'a brisé en deux, possédé. Elle le possède toujours et encore.

Lui reprend connaissance au bord du Nil. On a dû le remettre à sa place initiale, probablement par souci de n'éveiller aucun soupçon. C'est le jour. Avec la clarté du ciel bleu matinal qu'il voit tel pour la première fois, mais qu'il s'est déjà imaginé ainsi avec plus ou moins de réalisme, le paysage autour de lui a l'air différent. Surtout, il y a le soleil, dont il voit le disque aveuglant conquérir le ciel avec aise et assurance. Il accomplit sa tâche quotidienne. Ses rayons, dont l'inondation n'épargne rien, lui font connaître une chaleur autre que celle des flammes de la clairière. Ils le rendent serein, lui procurent l'impression d'une synthèse parfaite entre le bien-être de l'esprit et celui de la chair.

Il se demande s'il n'a pas rêvé. Les palmiers ont l'air plus vivants. Le chant des insectes a repris, lui semble naturel cette fois. Il fait déjà chaud. Il n'est pas fatigué. Il a bien dû dormir pendant plusieurs heures. Il doit être au moins dix heures. Sa sensibilité à la conscience de l'autre s'est atténuée. Il se sent mieux. Les actes dont le cœur de la palmeraie a été le théâtre l'ont marqué mais il n'en ressent aucune honte, étonnamment calme. On dirait que plus rien ne peut lui arriver. Peut-être la scène de la nuit passée doit-elle avoir des répercussions constructives sur ce qu'il doit accomplir, en accord avec la volonté de celui contre qui la foule obscure a blasphémé par ses paroles et par ses gestes.

En se remémorant certains des principes de justice avec lesquels il a fait corps avant son incarnation à proprement parler, il songe que de tels comportements ont, dans certaines circonstances, le mérite d'atténuer l'ardeur excessive que l'on peut consacrer à la défense de la vertu, excessive dans le sens où, à un certain stade, elle ne relève plus que d'un fanatisme dont la première victime est la personne concernée. Parfois, à trop vouloir se conformer au bien, on risque de tomber à son insu sous l'emprise du mal parce que le zèle, s'il n'est pas évalué avec précision lorsqu'il atteint son but, la bonne exécution de la tâche à accomplir, dans l'oubli qu'il est un moyen et non une fin en soi, ce même zèle se mue en impatience, énervement, désarroi, sentiment d'impasse puis négation du bien.

Lui se baigne dans le Nil, histoire d'envisager le jour avec un nouvel état d'esprit, pas vraiment fixé quant au chemin à suivre mais plutôt tranquille. Quand il sort de l'eau, il se sent propre, jette un coup d'œil aux environs. La palmeraie s'étend à perte de vue. Elle lui donne le vertige. Apercevant la direction de nulle part indiquée au loin, il décide de s'y rendre. Venu du sens opposé, un cavalier fait son apparition, sorti d'un nuage de poussière. Sans autre forme de procès, il jette aussitôt un filet sur le héros pour le capturer, le privant de ses mouvements. Crie pour ordonner à son cheval de repartir, tenant fermement la corde du filet dans lequel la peau du prisonnier accumule les déchirures sous l'effet du contact violent de la terre et des pierres. Traverse à toute vitesse la palmeraie jusqu'à perdre le Nil de vue et se retrouver dans une plaine désertique entourée de collines, où il abandonne le filet avant de disparaître, en quête d'autres victimes.

Le héros pense retrouver sa liberté. Autour de lui, d'autres hommes s'affairent à fouiller le sol. Lui ne fait attention à eux que quelques minutes après son arrivée mouvementée. Plein de poussière et de plaies à cause du traitement qu'il vient de subir, il a besoin d'un moment de recueillement pour prendre conscience, dans le calme, de ce qui vient de lui arriver et de l'endroit où l'autre l'a laissé. Dans le désordre de son entrée en cette nouvelle scène, il se surprend à réaliser à quel point les humains se sont déjà approprié sa terre d'accueil. A la fin de la nuit passée, la réunion autour des baals dans une clairière de la palmeraie, après le combat sanglant des chauves-sourires géantes comme contaminées par une logique belliqueuse proprement humaine. A son réveil au bord du Nil, sa capture et sa fausse libération au sein d'une étrange communauté, silencieuse comme le désert.

Peu après la disparition du galop dans le lointain, il retrouve ses esprits. Croyant d'abord pertinent de prendre des renseignements sur le lieu où il se trouve et sur ce qu'il est censé y accomplir auprès de ces êtres au regard vide, qui s'abîment obsessionnellement les mains dans la terre, il n'obtient que des grognements lui intimant de garder ses distances. Il comprend vite qu'il a franchi le seuil d'un asile d'aliénés en plein air. L'un d'entre eux, plus lucide que les autres du fait de son arrivée plus récente, interrompt un moment son travail, au vu des blessures de son voisin, pour éclairer ce dernier sur sa situation générale, sur sa nature présumée et sur la fonction qui lui sera attribuée en conséquence, acceptant de répondre brièvement à quelques unes de ses questions, ce qui semble lui être pénible, non pas en raison d'une mauvaise volonté de sa part mais de l'attraction qu'exerce sur lui le travail qu'il effectue.

Le héros apprend qu'il est à une vingtaine de kilomètres des faubourgs de Memphis, au royaume d'Egypte, et que son devoir consiste à chercher son propre cadavre enfoui dans le sol, jusqu'à ce qu'il le trouve. Impossible d'en savoir davantage. Le bagnard revient au même mutisme forcé que celui de ses semblables, après avoir partagé avec le héros ces informations qui, pour pâles qu'elles soient, suffisent néanmoins à le rendre mal à l'aise autant que révolté. Mal à l'aise, parce qu'il a le sentiment d'avoir été amené là pour, en définitive, s'y enterrer vivant sans engendrer trop de frais. Révolté, parce que de cet enterrement il refuse l'initiative, le lieu et le temps, tout en se découvrant dans l'apparente impuissance de donner une suite à son refus.

A entreprendre une évasion, il risquerait soit de se perdre dans la palmeraie, soit d'y être de nouveau capturé puis exécuté ou, pire encore, ramené à la plaine où il deviendrait aussi aliéné que les autres, croyant cela du fait même de leur nombre et de leur attachement unanime à leur travail rendant peu probable une autre alternative. Il ne connaît pas le pourquoi du comment, mais il soupçonne l'endroit d'être beaucoup plus surveillé et gardé que ce que l'absence de soldats en son sein n'en laisse paraître. Heureusement il ne va pas en rester là, car il a l'occasion de s'apercevoir, pour la première fois dans ce royaume dont il n'a pas encore vu grand chose, de l'existence d'une certaine justice plus confortable que sa déconvenue de la matinée.

Au bout de quelques heures, il peut constater que la plaine est soumise à des contrôles fréquents lui permettant de présenter ses arguments contre les traitements qu'il a subis, non pas relativement à son innocence mais à sa santé mentale. Ces contrôles ne sont pas seulement des contrôles de surveillance, au cours desquels il peut voir plusieurs légionnaires s'assurer que chaque patient effectue correctement sa tâche. Ce sont également des contrôles médicaux, où chaque patient bénéficie de l'écoute d'un groupe thérapeutique formé par plusieurs hommes en blouse blanche et au regard à la fois attentif, soucieux et distant.

Le moment venu, il leur explique qu'il n'est pas fou, qu'il a perdu la mémoire au bord du Nil la nuit passée, que s'il ignore les raisons qui l'y ont conduit et pour lesquelles il porte une soutane, il est certain de ne pas être atteint du même mal que les personnes qui l'entourent, n'ayant atterri au sein de ce désert surveillé qu'à la suite d'une sorte d'erreur judiciaire. Visiblement frappés par sa seule aptitude à combiner les mots d'une manière cohérente, ils se consultent rapidement à voix basse avant de lui répondre, d'un air entendu, qu'ils vont immédiatement examiner son cas, et de l'inviter à le suivre.

Ils montent dans une voiture dotée d'un attelage de quatre chevaux. Pendant le trajet, ils lui soumettent un questionnaire destiné à vérifier l'adéquation entre ses arguments et la réalité si, comme il l'affirme, il n'est pas fou au point de se croire mort et dans l'incapacité de supporter l'absence de son cadavre. Devant les résultats favorables, ils lui font part de leur décision de l'introduire dans les faubourgs de Memphis, où l'administration se chargera de lui trouver un emploi, ce qu'ils font après l'avoir soigné et pansé ses blessures. Le trajet est rapide, silencieux jusqu'au bout. Leur destination atteinte, ils se rendent au centre administratif, un grand bâtiment à l'écart des autres maisons. Avant d'y entrer en suivant les médecins, il se fait aborder par une diseuse égyptienne de bonne aventure, qui lui propose ses services. Physiquement, elle lui rappelle la maîtresse de cérémonie.

Lui pense à elle. Il aimerait qu'elle soit encore là, pouvoir se vautrer dans sa chair, dans ses parures, dans son parfum. Il marque une pause, boit une gorgée de café toujours brûlant. La fumée continue à s'échapper de la tasse, inévitable comme le revers du temps. Courant illimité de la vie qui, à la seule raison de l'humain penseur, semble n'être fait que de tout et de n'importe quoi. Limites d'une pensée qui s'étouffe quand elle refuse de reconnaître leur artificialité. Aller se briser, à contre-courant de ses facultés. Passage d'un temps linéaire à un temps cyclique. Réaction à l'agressivité mondaine de l'Occident, à sa prostitution morale. Des rides. Des cernes. Des larmes qui n'arrivent pas à sortir. Laborieuse transpiration. A coups de couteau. Un égarement plus grand encore. Hermétisme. Les images. La force qui détruit. Reconstruire sur ses propres ruines. A trop consolider le mur, le mur s'écroule. Les classiques souffrent. Mais les mains survivent à la fragilité des murs. Le modèle du dessinateur. Les mots qui se lézardent. Ecrire qu'il est impossible d'écrire.

L'originalité ne sert à rien si le cœur n'y est pas. Désavouer son existence. Achever son œuvre. Refuser d'aller plus loin, tout en se sachant obliger de continuer. Dépassé par le rythme de la vie. Sortir des rails. Voir les rails se briser. Devenir hermétique. Créer la nuit dans le seul but de dormir enfin. Dans la chambre du service, surpris de s'entendre parler seul. Il devrait se taire ou au moins baisser la voix, afin de ne pas se compromettre davantage. Les électrochocs, une médecine de barbares. Payer le prix de ne pas en avoir joué le jeu pervers. Les médecins lui diront plus tard qu'il ne sortira que quand il aura pris conscience de certaines réalités. Les étudiantes en médecine, la chatte en sueur. Il faudra créer un rassemblement d'idées fortes pour augmenter l'immunité contre la propagation du virus psychique.

Des sons de guitare lui parviennent. Ils chantent. Il ne les voit pas. Sa chambre donne sur le couloir. A quand une visite? Comment peuvent-ils encore jouer de la musique? Heure viendra qui tout paiera. D'aucuns aimeraient que le pardon et la pitié soient la seule issue possible. Il goûtera sa vengeance avec d'autant plus de plaisir. Des allées et venues. La porte s'ouvre. Encore l'aiguille. Une infirmière et deux patientes. L'une d'entre elles est une toxicomane. Il a toujours aimé leur voix d'outre-tombe. Goûter leur corps qui a tout traversé. Toujours ces longs cheveux noirs. Il veut les saisir. Il les ressent comme les veines d'une main qu'elle lui tend depuis ses ténèbres qu'il sait plus vraies que l'illusion de la lumière. Ne pas laisser passer cette chance. Lui qui se croyait devenu incapable d'éprouver, de désirer.

A choisir, même la religion vaut mieux que la société, car la religion a fait moins de mal aux individus. Sur la table située devant son lit, un mouchoir froissé. Même vertu que les nuages. Il y voit un visage insistant, entre l'expression humaine et celle d'un insecte venimeux. Comme un démon assis dans un arbre, qui semble attendre quelque chose du cauchemar dont il incarne le personnage principal, faisant de l'âme horrifiée la proie de son regard de sang. La même erreur qui se reproduit, microcycle dans le macrocycle, multiple dans l'unité. Loin d'être insoluble. Malgré son aura universitaire et son talent, même un type comme Umberto Eco finit par trahir, à force de se gargariser de succès, à quel point il se sent à l'aise à l'époque à laquelle il vit et qu'il est pourtant censé critiquer. Fatalité corruptrice qui guette tous les pontes, ça ne pardonne pas. Encore un reflet. A la fin du film. Synthèse du sens et de la technique. Se servir du livre pour dire aux éditeurs d'aller se faire foutre.

Ici envers et contre tout le bon sens, catalogué malade, donc pris dans le circuit. Les pronoms personnels entraînés dans les sables mouvants de la pensée incarcérée, la pensée qui fait peur. Tout se mélange. Sablier où rien ne sera jamais plus comme avant. Il reviendra à son récit. Le fait que dans la souffrance se pose la question du récit est-il nécessairement lié à l'idée d'épreuve? Dans ce cas, cette souffrance-là n'est rien en comparaison avec l'abîme qu'il vient de découvrir par-delà son décor intérieur. Des vibrations sur les murs blancs. L'armoire, carcérale, à l'image de son nouvel environnement considéré dans sa globalité. La plupart des livres publiés à Paris à son époque sont tout juste bons à torcher le cul de leurs lecteurs. Les éditeurs devraient songer à les faire tirer sur une matière moins irritante pour la peau. Leurs auteurs sont des chiques molles, des pantins émasculés, des pisseuses. La fenêtre bloquée. Penser que d'autres viennent ici de leur plein gré.

Les médias divinisés par les masses. Le sida, résultat d'une campagne médiatique. Banalisation, par le pathos et la victimisation, du lobbying sournois de certaines minorités sociales. Tous des putes, et pas dans le bon sens du terme. Aucune méchanceté gratuite. Juste les faits. La porte. Cette fois-ci, c'est le chef des internes. Il se présente. S'assied. Regarde le patient. Rien à dire sur son regard, sinon qu'il a l'air d'en voir défiler pas mal toute la journée. A la recherche d'un cas un peu plus original et de ce fait distrayant que les autres. Il lui demande s'il sait qui il est et où il se trouve, ce qu'il sait, et comment il se sent, ce qu'il n'a pas envie de dire, même si telle n'est pas sa réponse à ce moment précis. Lui ne se demande jamais comment il se sent. C'est toujours une question qui vient du monde extérieur. D'où la pertinence de dire merde au monde extérieur, lui donnant non ce qu'il espère mais ce qu'il mérite.

Eloge d'Héraclite. Ses aphorismes supportent tous les regards, pourraient suffire à racheter l'humanité. Les injustes voudraient le rester sans recevoir aucun reproche, et en ayant le droit de faire passer le juste pour un fou. Vivement le rétablissement de la guillotine. Haro sur les travers complaisants et aliénants du marxisme. Bravo à Nietzsche pour sa théorie du surhomme, bravo à Deleuze et Guattari pour avoir dézingué la psychanalyse familialiste. Il faut aller encore plus loin, cracher sa haine. Alors, comment se sent-il? Triste? Euphorique? Non. Hochement de tête mystérieux. A-t-il des hallucinations? Non plus. Laisser dire aux choses ce qu'elles ont sur le cœur. Toutes les salonnardes sont des connes. Prévert écrivain d'avant-garde, et puis quoi encore?

La vérité du journal de vingt heures, la débauche sexuelle saupoudrée de cocaïne, un pseudo-folklore de merde. Il se sent mal. Les pensées se couchent, rapides, une fois que leur auteur leur a donné l'impulsion. L'auteur, ce n'est pas seulement l'écrivain dans son art. C'est aussi l'être d'exception sous la torture, dont la vie intérieure est la seule issue. Un diamant ne peut que souffrir de se retrouver dans la fange. La souffrance travaille pour la fange. Il faut rendre le peuple mal à l'aise. Il faut défendre la liberté de l'individu, non pour l'inciter à faire n'importe quoi. Au contraire. Le n'importe quoi, c'est la société. Libérer l'individu, c'est lui permettre de montrer à la face du monde, ravagée par le mensonge, que la vertu et la justice ont toujours été de son côté à lui.

Le chef des internes. Toujours là. Que fait-il? Il intercepte. Il gagne du terrain, sans rien comprendre. S'il comprenait, il serait capable de dire immédiatement ce qui va et ce qui ne va pas, quel traitement appliquer, pendant combien de temps et quelle serait la durée précise de l'hospitalisation. Aucun psychiatre ne sera jamais en possession d'informations aussi limpides. Le propre du psychiatre, c'est le flou. Le psychiatre ne sait pas mais fait comme s'il savait, donc il crée le mystère pour dissimuler son ignorance, derrière le paravent du nombre d'années d'études. Argument de la quantité, propre à la mauvaise foi du monde occidental qui gangrène la planète.

L'Occident, voué au culte de la dissonance sous couvert d'hypocrisie harmonieuse. Qui n'est pas agressif se retrouve hors-circuit. Pas la peine qu'ils aillent confesser à l'église les saloperies qu'ils n'ont même pas les couilles d'assumer. Dans la chambre, des instants pénibles. Pendant ce temps, les autres continuent à cirer les pompes des notables. Il n'ira pas cracher sur la tombe de la génération d'avant, celle qui refuse de faire bosser les jeunes tout en exigeant que ces derniers paient ses retraites. Cette génération-là, finalement, ne vaut même pas la peine qu'il lui crache dessus. Je tu il nous vous ils distribués comme des cartes, rarement dans le même ordre. Nul ne sait jamais de qui il est question. Allongé, la tête bien droite sur l'oreiller, il croise les deux mains sous la nuque.

Elle lui répond que l'argent ne l'intéresse pas. Elle est belle du haut de ses vingt ans, avec sa peau brune, ses longs cheveux noirs, ses formes rondes et fermes sous sa robe rouge. L'accent de ses mots s'adresse exclusivement à la mémoire du héros. A mieux scruter son regard de malice, il reconnaît en elle l'une des participantes à la cérémonie. Il a du mal à comprendre ce qui se passe ensuite. Il se sent poursuivi. Pourtant elle ne fait rien. Elle reste devant lui, silencieuse, avec ses grands yeux calmes. Il perd le contrôle. La course dans la ville. Beaucoup de monde. L'espoir fou d'arriver à Memphis. Les rêves. Toujours au-delà de leurs engagements. Toujours plus loin. Toujours dans la déconstruction de leur propre logique inachevée. Un passant. Memphis? Sept kilomètres au nord. L'important, c'est de fuir. Violence. Une réalité qu'il refuse. Exister. Les dialogues entre juges. Vent d'une affaire en cours. Le bruit des piétons. La marche. La course. Les voiles multicolores. Les boutiques. Le choc des pièces de monnaie sur les comptoirs de pierre.

Pris dans les allées et venues. Voir le vin se déverser dans la rue comme le sang dans le corps. Insécurité de l'ivresse. Les odeurs de viande cuite. Les légumes. Les épices. Les figues. La fumée. Des courtisanes. Leur sourire. Leur regard. Une porte. Un voile levé. De la sueur sur les membres dénudés. L'éclat d'un sabre. La somme chaotique des scènes quotidiennes, sur la place du marché comme dans l'intimité du foyer. S'enterrer dans un vagin. Des rues moins commerçantes. Perte de vitesse. Fraîcheur du calme. Obscurité. Au loin, le faubourg en ébullition. Reprendre des forces, reprendre son souffle. Au-delà de cette femme, pense-t-il au pied d'une fontaine où il a trouvé refuge sur une place isolée, un mauvais génie guide leurs âmes à toutes. Le diable guettait son arrivée au bord du fleuve, le diable ou son artisan saisissant le marteau qui, au contact de l'enclume, engendre la fourche aux damnés, sceptre du feu, symbole du règne des ténèbres maléfiques.

Il essaie, toujours assis au pied de la fontaine, de faire le point sur les épreuves traversées, dont il se doute qu'elles ne représentent qu'une infime partie de la souffrance comprise dans son histoire depuis le début. La confusion gagne sa pensée. Le désordre intérieur. La sérénité lui fait l'effet d'un organisme écartelé vivant, aux membres par la suite dispersés aux quatre coins de l'imaginaire. Tout est lourd, surchargé, auto-contradictoire. Tout est nerveux aussi. Lourd et nerveux. Faiblement apaisé par son environnement qui, pourtant, loin du tumulte de la vie active dont les rues donnant sur la place centrale représentent le théâtre, se prête à la méditation. Aussi son analyse ne trouve-t-elle cette juste conclusion qu'au prix d'un laborieux effort intellectuel, à savoir qu'il n'a plus le temps de penser.

Sa présence même dans la matière réclame, non pas la reconstitution théorique ayant fait l'objet de sa traversée du Nil, mais une implication effective dans le cours dévastateur des événements l'ayant assimilé à leur spirale. C'est inévitable. Aussi n'a-t-il pas le loisir de demeurer plus longtemps sur cette place, monument de solitude. Deux légionnaires y font irruption. Des Noirs. Désarmés, tout comme lui, qui ne cherche pas à fuir de nouveau. Il faut affronter la vie. La voyante veut lui dire quelque chose. Elle se tient devant lui, sur la place. Elle s'adresse aux Noirs, leur demande qu'ils la laissent seule avec lui. Cette fois, il ne partira pas. Il se laissera prendre au jeu. Comme la nuit précédente. Ils obéissent. Disparaissent dans la fontaine, effervescents.

Elle s'approche de lui. Parfumée. Ses pieds nus sur les dalles humides. Elle n'est pas la prophétesse. La prophétesse n'appartient à personne. Elle n'attend rien de lui. Elle l'a déjà oublié. Ce n'est pas la prophétesse qui a besoin de lui, c'est son culte. Il est devenu un pilier de cérémonie, l'égal des premiers serviteurs du seigneur des ténèbres. Il est destiné à devenir démon. Il jouira d'une gloire éternelle. Reviendra au jeu de leur folie, plus qu'un jeu car sinon il n'aurait pas fui. Lui aussi doit être fou. Elles vivent en marge du royaume et de sa véritable activité. Elles doivent habiter dans les bois. Elles sont des anarchistes. Presque des sauvages. Des pratiques délirantes. Le sérieux qu'elles accordent à tout cela, voilà tout ce qui leur reste.

Lui-même ne croit-il pas dans la force du diable? Il avait peur, pourtant. Elle le comprend. Il essaie de se rassurer. Nul n'a jamais rien vu du diable. Il se cache. Il est donc transcendant. Son visage. Son regard. Celui qui affirme les connaître est un prétentieux, un de ces croyants. Tous des fantômes. Le seigneur vient le trouver. Seul l'élu résiste à son appel. C'est l'épreuve des ténèbres. Après viennent les femmes, le plaisir et la richesse. Il doit retourner au centre. Il faut qu'il soit à l'heure à son rendez-vous avec les médecins. Ils vont bientôt sortir. Elle s'est manifestée pour lui remettre son nom. Ils vont le lui demander. Ils vont le faire entrer dans le bâtiment devant lequel ils lui ont demandé d'attendre. Là, on va l'interroger. Si vraiment ils s'aperçoivent qu'il a perdu la mémoire, ils vont l'enfermer dans une cellule d'aliénés, dans les sous-sols du faubourg. Ils sont sans pitié.

Il va apprendre à connaître, aux dépends de ses idéaux, le monde dans lequel il vit. Tout y relève de l'incréé. Rien de ce qu'il imagine. S'il est capable de leur dire son nom, il est sauvé. Après, il pourra leur raconter n'importe quoi. Tant qu'il accomplit correctement son travail, il reste hors de portée des endroits pour les fous. Car ils le feront travailler. Il sera leur esclave. Ainsi fonctionne le royaume. Ils sont tous esclaves les uns des autres. Elles vivent dans la nature. Dans la misère et dans la liberté. Elles sont des idéalistes dévoyées. Elles ne croient pas, contrairement à lui, que leurs existences sont écrites, cependant elles font front au pouvoir par d'autres procédés, ceux de la corruption. Leur victoire. La perversion du système qui vient s'y déverser. Des prostituées. Elles vendent leurs corps au pouvoir pendant la journée, et remercient le diable de les sustenter pendant la nuit. Elles dorment peu. Elles sont déstabilisées. L'amour de la haine est leur seul point de repère.

Il a compris tout cela. Mais ce n'est pas suffisant. Qu'il travaille à rendre son jugement plus pénétrant. C'est la clé des portes du pouvoir. Esclaves les uns des autres, oui, à l'exception du sommet de la hiérarchie. Gravir les échelons. Ils ne le permettent pas aux femmes. Elles veulent se servir de lui. Qu'il prenne garde à la folie des grandeurs. Il a l'impression de marcher sur le ciel mais elle le paralyse. Alors les autres se jettent sur lui, le dépossèdent. Il est mort. Aucune pratique diabolique ne lui enlèvera la certitude que le divin ne veut que son bien. C'est un illusionniste. Leur seigneur lui a permis de se manifester, afin d'asseoir sa toute-puissance en repassant derrière ses erreurs. Que cet imbécile se réveille. Qu'il se lève et qu'il marche. S'il suit leurs conseils, il ne se perdra jamais, restera sur la voie du plaisir, en possession de toutes les richesses. Il connaîtra dans le blasphème la jouissance toujours accrue.

S'il perd courage, il est mort. Il ne peut profiter pleinement de la chair que s'il sait résister à la force du désordre intérieur. Qu'il renonce à la satisfaction intellectuelle. Tant de choses à lui dire. Tant de choses à lui apprendre encore. Elles seront toujours là pour veiller à la justesse de ses actes, dans leur propre intérêt. Qu'il suive leurs directives et tout se passera bien. Elle ne peut pas s'éterniser ici. Du travail l'attend auprès d'autres hommes. Qu'il ne néglige pas la ponctualité. Il doit y aller. Qu'il leur réponde qu'il a tout oublié, sauf qu'il se nomme le héros.

Maintenant, elle s'en va. Elle se dégage de lui et disparaît en courant. Il se lève à son tour pour regagner l'entrée du centre administratif. Il le retrouve assez facilement en suivant le crescendo du bruit de la vie marchande. Les médecins ont dû être retardés par la lenteur des formalités, d'après ce qu'il peut lire sur le grand cadran solaire qui domine la place centrale. L'un d'eux finit par sortir du bâtiment. Il lui fait signe de venir. N'a l'air de se douter de rien. L'intérieur du palais est plus grand encore qu'il ne paraît de l'extérieur. Tout est blanc et d'une géométrie rigide. Le tumulte y est le même que dehors. Seules les personnes et les préoccupations diffèrent d'un endroit à l'autre. L'entrée d'un chasseur de sphinx, traînant son gibier derrière lui pour le déclarer, capte l'attention du public. La rareté de l'espèce des lions à figure humaine est un signe extérieur de richesse potentielle qui n'échappe pas au fisc. Autant prendre les devants et se mettre en conformité le plus tôt possible. Le héros se laisse guider à l'étage, où les médecins le présentent au chef du centre, qui l'attend dans son bureau.

Alors c'est donc lui, le héros, commente le chef. On le retrouve ce jour dans le camp des creuseurs de tombe, à proximité de la grande palmeraie des faubourgs de Memphis, où il déclare y avoir été interné à la suite d'une erreur judiciaire. On le soumet au test dit de l'âge de raison, dont il s'avère que les résultats témoignent en faveur de ses assertions. On décide de l'amener dans les faubourgs afin d'examiner s'il est apte à y assumer une vie professionnelle. Il se sent bien. Il a juste perdu la mémoire. Rien n'échappe à l'administration. Le royaume sait se montrer tolérant mais comporte des exigences. Lui ne peut y vivre qu'à la condition de se conformer à un certain nombre de directives. Ces directives, les lois, ne sont pas faites pour l'aliéner mais au contraire pour garantir sa liberté. Où irait-on si le crime pouvait se manifester impunément? Le royaume n'existerait pas, ce serait l'anarchie.

Le résultat ne serait-il pas aussi désastreux si les fous, ceux qui, par tel ou tel vice de la pensée, révèlent une inaptitude technique à se conformer aux lois les plus élémentaires, prenaient part au fonctionnement de la cité, de son administration? Le chef n'ira pas par quatre chemins. Il serait désolé de devoir recourir à certains traitements face à un élément aussi capable en apparence que le héros. Ce dernier se réveille au bord du Nil, sans aucun souvenir de rien, bientôt interpellé par un agent qui le confond avec un évadé du camp des creuseurs de tombes. Il viendrait du Soudan, ignorerait tout de sa propre famille. Qu'à cela ne tienne. On n'interne pas un homme parce qu'il est orphelin. Le chef du centre n'est pas le plus haut placé mais dispose de certains pouvoirs. Le héros aura donc un travail et un logement.

Il ne peut plus écrire, ni même en concevoir l'idée. Alors il sort. Va prendre l'air sur la Promenade. Des couples sur les bancs, face à la mer. Ils parlent. C'est la nuit. Le ciel, couleur d'encre, lui rappelle l'écriture. Il descend sur la plage. Les escaliers, usés, sont d'un blanc sale. De même les galets sombres, nombreux comme les caractères d'un livre, et les allées et venues de l'écume comme autant de pages tournées sur un échec. Penser, en respirant l'air qui vient du large, à tous ces livres qui ont été écrits, publiés ou non, et se dire que tous ces écrivains ignorent peut-être que le verbe écrit est un verbe mort mais que, parce qu'il est verbe, il s'éternise. Mourir de ne pas mourir, écrire de ne pas écrire. L'écriture est humainement impossible. Paradoxe de l'être qui, sous l'emprise du désir de laisser trace, renonce à sa perfection tout en s'épuisant à faire croire que c'est elle qu'il recherche. Le génie, c'est d'y arriver sans talent.

Quel sens donner au temps dans l'écriture? La pérennité du verbe mort en essence, figé par l'encre sur la feuille de papier, crée une symbiose du passé et de l'avenir qu'il nomme, à juste titre, l'éternel présent. La mer a vomi des morceaux de bois sur les dunes. Le roseau pensant. Apparition intégrée. La marche sur les galets est pénible, un instant allégée par le passage d'une jolie femme. Il poursuit, puis s'arrête et se retourne pour la voir disparaître. Il revient sur ses pas. Vaine tentative de drague. Objet de désir impossible à atteindre, la relecture aidant. La précision des noms n'y changerait rien. Boris Vian, dans "L'arrache-cœur", tourne en dérision les apprentis érudits du discours, dans un court passage où un curé, pendant son sermon, cite quatre ou cinq noms de plantes. Sans talent ni génie. En buvant l'eau de la fontaine, où il revient parfois en quête de silence, le héros se dédouble.

Depuis la place de la fontaine, le héros chasse son double en lui jetant des pierres dessus, bientôt aidé par des légionnaires qui se lancent à sa poursuite. L'autre se sauve et disparaît. De retour au centre, le nouveau fonctionnaire raconte sa mésaventure au chef. Ce dernier, imperturbable en toutes circonstances, en appelle au calme et au devoir envers la cité. Le héros ne doit jamais se laisser distraire par les accidents de la vie, par les blessures intérieures, par les forces qui voudraient le ramener au néant des abstractions. Sans culpabilité ni reproche, il se démarquera de ceux qui, par faiblesse, succombent à l'attrait dérisoire du monde des idées. Contrairement à ce qu'affirment les idéalistes, le chef pense que ces derniers ne sont pas en accord avec eux-mêmes. Ils font mine de ne pas s'intéresser à la gloire ni aux richesses, affectent le mépris à leur égard, tout en s'efforçant de ne pas montrer qu'ils sont la proie d'une frustration. Ils sont éternellement tentés. Par jalousie, ils disent du mal de ceux qui réussissent. La vantardise est le seul moyen par lequel ils peuvent se donner de l'importance.

Le héros aimera la gloire et les richesses. Il hâtera ses pas, suivant l'exemple de son maître. L'important pour le chef n'est ni la réussite, ni l'échec du héros. Son travail consiste à lui confier un poste. Le subordonné a cependant le choix entre cette opportunité ou les sous-sols du faubourg. La suite regarde la police. Leur conversation se poursuit dans la rue. Ils ont quitté le centre et se dirigent vers une luxueuse propriété dominant les faubourgs, une villa comprenant plusieurs étages et plusieurs annexes, entourée elle aussi de palmiers à perte de vue. Dans la salle de séjour, des hommes affalés mangent de la viande de porc en regardant, avides, danser des courtisanes. Eux traversent la salle et rejoignent le propriétaire des lieux, qui les attend sur une terrasse extérieure depuis laquelle ils ont l'occasion d'admirer, au loin, la pyramide du roi fondateur, son futur monument funéraire, symbolisant la progression de son âme vers le dieu solaire.

A l'instar de cette montée au ciel, l'ascension du héros, ce Noir soudanais d'origine, s'annonce fulgurante. Le lendemain matin, il attaque son boulot, inspectant les marchés des faubourgs avant de rédiger des rapports sur leur conformité, à la suite de quoi, au bout d'une année de services dont la rumeur d'efficacité gagne les autorités de Memphis, il se voit convoqué au palais royal dont on lui propose rien moins que d'en diriger la garde. Il accepte la proposition, ne tarde pas à prendre possession de ses nouveaux quartiers au sein même dudit palais. Un jour, il surprend une réunion de gardes complotant contre le roi. Au lieu de les dénoncer et de confondre les coupables, il décide de fermer les yeux et d'y prendre part, à condition de rester le chef des opérations. S'agissant d'une conspiration de longue haleine, son aboutissement respectera un certain nombre d'étapes lentes et fastidieuses autant que discrètes. Ayant fait ses preuves, entre temps, aux rennes de son nouveau poste à responsabilités, il se voit investi, à titre honorifique, de la fonction supplémentaire d'intendant de la grande bibliothèque du palais. Embrasser toutes les philosophies. Se donner pour impératif de réduire au silence le point de vue extérieur. Revenir à la spiritualité. Plus il avance sur cette voie, plus il ressent la méditation comme le point d'équilibre de l'homme.

La dernière marche vers le succès consiste pour lui à devenir le rédacteur officiel des mémoires du roi, ce qui lui confère de facto le droit d'intégrer le premier cercle des intimes de la cour pharaonique. Là, il déjoue finalement le complot dont les gardes, abusés, avaient pourtant vu en lui le fer de lance. Les conjurés sont condamnés à mort, la rébellion et la guerre civile tuées dans l'œuf. Des troubles se manifestent cependant au sein du royaume après ces événements, dont la population a eu vent, embrasant ici et là quelques foyers contestataires impliqués dans le funeste projet désormais voué à l'échec. Le roi, blessé au cours d'une bataille, regagne ses appartements de Memphis. Là, le héros surprend l'une des filles du fondateur en train de préparer une drogue empoisonnée avec l'aide d'un médecin de la cour. Il comprend alors que ces deux notables se trouvent à l'origine de toute l'intrigue.

Il dissuade le roi de suivre les traitements indiqués. Le médecin porte plainte contre le héros auprès du tribunal de la cour, dont le juge possède également des compétences en art de guérison. L'empoisonneur argue que le héros l'empêche d'exercer sa pratique afin que le roi meure de ses blessures. Le roi, malgré ces dernières, accompagne le héros afin de ne pas rester sans garde du corps, se méfiant des autres membres de la cour. En réponse aux accusations du médecin, le chef des gardes se met torse nu devant le tribunal et s'inflige, à coups de sabre, les mêmes blessures que celles du pharaon, avant de déclarer son refus de tout traitement tant que le personnel soignant du palais ne sera pas remplacé. Le roi oblige alors le juge à trancher en faveur du héros.

Le médecin, ayant reçu l'injonction de consommer les drogues qu'il destinait à sa victime, préfère signer les aveux de son infamie, espérant bénéficier de circonstances atténuantes en dénonçant sa complice. Pendant qu'il est exécuté, la fille du pharaon prend la fuite. Le héros se lance à sa poursuite, la tue et ramène le cadavre à la cour. Ces hauts faits d'arme le propulsent au titre de vice-roi. Le fondateur étant déjà vieux, c'est en toute légitimité que son remplaçant prend le trône, entamant une série de réformes politiques en faveur de l'Egypte, fermant les frontières de son pays aux autres royaumes après avoir détruit Sodome et Gomorrhe, maîtrisant la tentative d'invasion punitive des armées cananéennes et de leurs alliés. Le calme revient. Le pays prospère. Lui se marie avec l'autre princesse, nomme sa promise reine à ses côtés.

Parler de son écriture. Absence de distinction carcérale entre les modes de production et d'expression. Spiritualité. Conception cyclique du temps. Le décalage entre la méditation et le passage à la création est infinitésimal. Personnalité elle-même cyclique à l'image d'une réalité universelle, induisant un art de l'excès. On choisit sa mentalité, dont l'idée se manifesterait à travers une succession d'œuvres ou laisserait deviner, tout du moins, des transitions entre la littérature et la musique, entre la musique et la sculpture, entre la sculpture et la peinture, entre la peinture et l'écriture. Ce passage existe. Il marquerait à chaque fois une nouvelle étape au sein d'une même œuvre, frontière entre le narcisse et le mystique. La spontanéité du verbe, comme un geste impulsif, dépasserait la problématique surréaliste, malgré l'héritage de Lautréamont et ce parce que l'œuvre de Lautréamont se caractériserait justement par son absence d'intrigue romanesque. Reste la mise en abîme du travail comme dénominateur commun, une figure de style appréciée à sa juste valeur poétique, apportant à l'essai une dimension romanesque et mythologique.

Depuis la place de la fontaine, le héros chasse son double en lui jetant des pierres dessus, bientôt aidé par des légionnaires qui se lancent à sa poursuite. L'autre se sauve et disparaît. Il prend la fuite vers la place du marché, mais tout le monde se met à le lapider, comme sous l'effet d'une réaction en chaîne. Il manque plus d'une fois de se faire blesser. Devant le nombre de ses adversaires, il ne cherche pas à se défendre. Il ne leur veut pourtant aucun mal, même si ce n'est pas réciproque. Ils ne semblent éprouver aucune pitié face son comportement pacifique, et ses tentatives de justification ne peuvent rien contre leur acharnement. C'est un intrus, sa seule présence leur est insupportable. Devant ce mur de folie collective rendant invraisemblable son rendez-vous avec les médecins, il n'a pour autre solution que de regagner la sortie des faubourgs et quitter ces lieux pour trouver refuge dans la nature, où il aura le temps de penser à sa situation. La porte de la cité n'est, heureusement pour lui, qu'à quelques centaines de mètres de la place, ce qui n'empêche pas ses poursuivants d'aller plus avant pour continuer de lui donner la chasse à coups de pierres. Sans chercher à saisir les raisons de cette insistance, il court comme un aveugle vers le premier coin de verdure qui se présente sur sa route, une rangée de buissons dont l'opacité favorisera sa cachette.

Les citadins, renforcés en nombre par l'arrivée de paysans qui, armés de fourches, travaillent à l'extérieur des remparts, ne sont qu'à une cinquantaine de mètres derrière lui. Son sang ne fait qu'un tour. Après avoir trébuché sur une branche, il se relève, prend son élan et plonge dans le buisson. Il sent alors son corps dévaler sur des dizaines de kilomètres. Personne ne cherche à le suivre. Son premier réflexe est de fermer les yeux afin de les protéger. Il craint, tout en s'abandonnant à ce tourbillon dans la douleur et dans le soulagement, que sa descente ne soit gênée par quelque tronc d'arbre mal situé, mais elle ne cesse qu'au pied de l'immense montagne, laquelle disparaît quand, allongé dans le maquis, déchiré, il tourne la tête pour en contempler le sommet. Il ne voit qu'une chaîne de collines de taille moyenne sous un ciel d'après-midi d'été, bleu, ensoleillé, obscurci par la chaleur.

Il entend des voix. Son regard va immédiatement à leur rencontre. Deux Blancs traversent le maquis, vêtus de tee-shirts, de bermudas et de chaussures de sport. L'un demande à l'autre ce qu'il compte faire après l'armée. Lui perçoit de l'ironie dans cette question, dont il ne se souvient pas de la réponse exacte. C'est en suivant des yeux leur pas décidé qu'il aperçoit des vagues se perdre dans un remous blanc sur une étroite bande de sable. Ils sont au bord de la mer, dans une baie sauvage. Il n'y comprend rien. Il n'a même pas l'impression d'être en Egypte. Il se croit passé de l'autre côté de la Méditerranée. Les autres font à peine attention à lui. Il se lève cependant pour se joindre à eux. Les autres ne s'y opposent pas plus qu'ils ne manifestent la moindre intention de lui venir en aide. Leur expression pleine d'assurance et de gravité laisse penser qu'ils sont conscients de courir à leur propre perte.

Le héros comprend plus tard ce qui les fait sourire. Il s'imagine en train de marcher derrière eux, mais c'est en réalité lui qui les guide. Au bout de quelques minutes, ils découvrent une trappe entourée de béton, dissimulée dans le feuillage et donnant accès à un souterrain où, comme en suivant un plan tout tracé, ils s'engouffrent sans hésiter. C'est dans une salle d'attente que la lumière se fait à nouveau. Ils trouvent des chaises et prennent place. Il y a d'autres hommes, tous des Blancs, et un couloir donnant sur des salles plus grandes. L'atmosphère est étrangement calme. L'un après l'autre, les individus présents quittent la pièce. Les trois derniers arrivants sont de nouveau seuls. Quand ils entendent enfin du bruit, chacun des deux camarades du héros, pris de panique, va se cacher, l'un derrière la porte, l'autre dans une armoire blanche.

Lui n'a pas le temps de les imiter. Un homme grand et obèse, au crâne rasé, fait son apparition, passe près du héros en ayant l'air de dévisager le mur d'en face, puis se retourne pour sortir de nouveau. C'est alors qu'il aperçoit le double. Le géant le regarde calmement puis, d'un coup de poing, lui éclate la tête contre le mur. Quand il reprend conscience, le fugitif se trouve au même endroit, mais debout face à un médecin en blouse blanche qui, penché sur ses notes, relève la tête de temps à autre. Un bureau a remplacé les chaises de la salle d'attente. Le type lui demande s'il a l'intention de rejoindre la police. Un géant semblable au précédent, mais plus souriant, s'invite à la conversation. Pendant qu'il prend la place du médecin, le héros les bouscule et gagne le couloir où il se met de nouveau à courir.

Des voix ennemies se mêlent. Des portails métalliques se referment sur lui. Le voilà pris dans un labyrinthe. Une voix féminine, issue de nulle part, crie courageusement à son intention. Ils essayent de le bloquer. Il doit se montrer plus rapide que les portes. Multiplier les possibilités. Se frayer un passage vers l'extérieur. Ces simples mots ont un effet miraculeux. En s'efforçant de tracer tout droit, il évite un maximum de cloisons et aperçoit bientôt le ciel bleu dans une ouverture illuminée. Le piège est derrière lui. Le voilà dehors. Il emprunte des escaliers en marbre qui descendent vers le maquis, ne rencontre aucune résistance. Il gagne rapidement du terrain, libre de faire à nouveau partie de la nature, de respirer l'air, de saluer les plantes, de nourrir la terre de son sang, toujours blessé à la tête, de sentir de nouveau la chaleur du soleil.

Après quelques heures de marche, il rencontre un lion qui, le voyant perdu, lui propose de le suivre. Le lion est un ancien chef de clan ayant quitté les siens pour se retirer après avoir laissé sa place auprès des lionnes à un guerrier plus jeune que lui. Le vieux chat habite une cabane où, pendant quelques semaines, il offre au héros le gîte et le couvert. Malheureusement le gibier se fait rare et le félin, mal nourri, peine de plus en plus à partir à la chasse. Comme statufié, il a tendance à se laisser mourir chez lui. Seul dans sa chambre, affaibli, le double se laisse entraîner sur la même pente, allongé immobile pendant des journées entières, perdu dans son ailleurs, dans ses pensées hallucinatoires.

Il reste une solution. Le héros accepte de se sacrifier pour sauver la vie de son hôte. Il ne voit aucun avenir en ce monde, autant servir de nourriture à la faune locale, qui mérite mieux que l'humain sa place au sein du règne naturel. Le lion le dévore donc, le digère lentement. La cabane, qui n'était plus que l'ombre d'elle-même, reprend forme. Le roi des animaux se sent revivre. Le soleil illumine sa demeure. Le double, lui, s'est libéré par le sacrifice de soi. Sa dépouille et ses ossements se consument en une flamme éternelle jaillissant d'un autel édifié par le lion en son honneur, non loin de la cabane. Lui, désormais incarné par le félin, a donné à ce dernier le visage qui était le sien dans sa vie précédente.

Le sphinx poursuit sa route. Le maquis s'efface. Il découvre bientôt un grand immeuble moderne sis au cœur d'une place bétonnée. De nombreux ouvriers ont maille à partir avec les herbes géantes qui crèvent sans arrêt le sol pour protester contre l'usine polluante récemment construite derrière le bâtiment principal. Les deux ensembles sont reliés par un couloir. De larges routes embouteillées convergent vers cette place centrale. Un tableau installé à l'entrée, faisant état des statistiques liées au nombre de suicides et à sa progression, permet au sphinx d'y voir plus clair. C'est un univers bien organisé.

Des herbes géantes, l'ayant aperçu, tentent vainement de le prévenir. Le sphinx est un gibier rare et convoité, sa tête est mise à prix. Les chasseurs victorieux se voient gratifiés d'une généreuse récompense, d'une véritable fortune. Aucun des ouvriers présents, sous-payés, ne passerait à côté d'une telle aubaine. Comme les nouvelles vont vite, l'animal se voit encore pris au piège, prisonnier d'un cube de béton. A l'intérieur de l'unité de production, un énergumène à l'accent latin, probablement un contremaître ou un ingénieur, commande des grues et des robots à partir d'un panneau central où on le voit s'agiter sur des boutons et des manettes, tout en vociférant contre le personnel de l'usine. Quelle idée le héros a-t-il eue de se hasarder près de ce complexe urbain, et de s'être cru à l'abri de la méchanceté des humains parce que, du fait de sa dernière transformation, il n'est plus des leurs. Il donnerait n'importe quoi pour retrouver la liberté du maquis.

La suite s'inscrit dans la logique des choses. Des vibrations leur parviennent depuis les étages supérieurs. Le plafond explose. Des crevasses divisent le sol. Dehors, les voies de circulation se métamorphosent en montagnes russes, envoyant les véhicules, voitures et poids lourds, se fracasser les uns contre les autres dans un jaillissement de feu et de sang. A l'intérieur des fissures provoquées par les divers séismes, des fleuves de pétrole emportent tout sur leur passage. Des pluies torrentielles vident le ciel devenu noir. Les tympans sont déchirés par des battements d'ailes assourdissants. Des éclairs s'abattent sur le monde, enflammant le peu qu'il en reste. Le chef accompagne d'un fou-rire d'outre-tombe le démantèlement de son tableau de bord.

Les battements d'ailes se rapprochent. On entend d'autres vibrations, d'autres tremblements cataclysmiques. Par le plafond démoli, des chauves-souris géantes, semblables à celles du fleuve, investissent les lieux. Le monstre qui dirige la horde est dompté par deux guerrières sombrement drapées, lesquelles escortent une déesse dont les cadavres d'animaux qui lui servent de ceinture, pour tout vêtement, dégoulinent sur ses cuisses. C'est la prophétesse. Qu'est-ce que le chef attend, misérable, pour tirer sa révérence auprès de sa maîtresse? L'autre balbutie, se précipite vers elle recouvert de poussière de béton. Elle n'a plus rien à se mettre. Où est donc la veste en peau de sphinx qu'il lui avait promise?

Brusquement libéré de sa cage, le héros se retrouve aussitôt plaqué sur un tapis mécanique. Tout fonctionne parfaitement. Ce chef est un virtuose. Entraîné dans un mécanisme complexe, le corps torturé ressort sous la forme d'un manteau de fourrure, le cerveau du héros, lui, recyclé en ordinateur. Encore divisé en deux. Dédoublement du double. C'est avec soulagement que le maître d'œuvre assiste à cette lente et double sortie, avec fierté qu'il aide la prophétesse à enfiler son nouveau manteau, dont la douleur trouve une compensation dans le contact agréable avec le dos nu de la femme. Ignorant le larbin avec dédain, la prophétesse regagne sa place sur la chauve-souris entre ses deux gardiennes du corps. La horde quitte l'usine par où elle est venue. Comme si rien ne s'était passé, l'environnement revient à son état initial, celui d'avant le tumulte. Seules les herbes géantes continuent à protester. Les ouvriers se sont déjà remis au travail. Tout est rentré dans l'ordre.

Après avoir de nouveau perdu connaissance à cause du vertige, les chauves-souris géantes volant haut et vite, le manteau reprend ses esprits dans une penderie, posé sur un cintre en or massif lui-même suspendu à une tringle faite dans le même matériau noble. La prophétesse, nue dans l'un des appartements cachés au sein de la palmeraie géante, vient de prendre sa douche et s'apprête à se vêtir de nouveau de sa nouvelle parure. La voyante, qui n'avait pas assisté à l'inspection de l'usine, fait soudain irruption, défiant sa maîtresse, lui enjoignant de reposer le manteau sur son cintre, revendiquant ce trophée de chasse. Toutes griffes dehors, elles se ruent l'une sur l'autre et se livrent à une lutte sans merci. Profitant de ce combat, une troisième femme, une prostituée des temps modernes étrangère à leur secte mais introduite auprès d'elles en tant que servante, s'empare du vêtement et regagne son époque, où elle dirige ses pas vers une gare, marchant sur le trottoir au pied des immeubles, anonyme dans la foule des passants affairés.

Reconverti en robot tueur, auxiliaire de la police nettoyeur de rues, l'ordinateur, ancien cerveau du double, se voit investi d'une première mission, retrouver l'évadé du centre médical, nul autre que lui-même dans une autre vie, ce qu'ils ont tous oublié. Bientôt sur la piste du manteau volé. Une chambre sombre et humide, presque une cave. De vieux papiers à même le sol. Des bouteilles d'alcool sur la table de nuit. Une montagne de mégots dans un cendrier. La femme allongée dans des draps sales, seule et fatiguée après une orgie. Des scolopendres sur les murs. Blasée, comme revenue de tout, elle ne s'étonne pas de la présence du robot. Elle sait qu'il vient récupérer le manteau. Elle n'a pas l'intention d'opposer de résistance. Elle a eu besoin de cet artifice pour satisfaire des clients qui fantasment sur la fourrure. Elle va le lui rendre. Le voilà de nouveau sphinx, dit-elle à l'unité retrouvée du héros. Elle a besoin de prendre l'air, d'aller boire un verre dans son quartier de fortune.

La serveuse du bar apporte des cafés supplémentaires à la table du conteur, puis se retire. Ceux qui ne travaillent pas aujourd'hui assistent en même temps au départ des derniers clients qui retournent à leurs obligations et dont ils entendent disparaître, dans les rues de la vieille ville, les derniers éclats de rire et salutations. Les tables sont débarrassées. La salle une fois remise en ordre, dans le calme qui succède à la fermeture des portes, on l'invite d'un hochement de tête à poursuivre son récit.

Maintenant, elle s'en va. Elle se dégage de lui et disparaît en courant. Il se lève à son tour pour regagner l'entrée du centre administratif. Il le retrouve assez facilement en suivant le crescendo du bruit de la vie marchande. Les médecins ont dû être retardés par la lenteur des formalités, d'après ce qu'il peut lire sur le grand cadran solaire qui domine la place centrale. L'un d'eux finit par sortir du bâtiment. Il lui fait signe de venir. N'a l'air de se douter de rien. L'intérieur du palais est plus grand encore qu'il ne paraît de l'extérieur. Tout est blanc et d'une géométrie rigide. Le tumulte y est le même que dehors. Seules les personnes et les préoccupations diffèrent d'un endroit à l'autre. L'entrée d'un chasseur de sphinx, traînant son gibier derrière lui pour le déclarer, capte l'attention du public. La rareté de l'espèce des lions à figure humaine est un signe extérieur de richesse potentielle qui n'échappe pas au fisc. Autant prendre les devants et se mettre en conformité le plus tôt possible. Le héros se laisse guider à l'étage, où les médecins le présentent au chef du centre, qui l'attend dans son bureau.

Depuis la place de la fontaine, le héros chasse son double en lui jetant des pierres dessus, bientôt aidé par des légionnaires qui se lancent à sa poursuite. L'autre se sauve et disparaît. L'ordre des phrases et des paragraphes s'inverse. Ecriture miroir. Lui s'est toujours intéressé à l'écriture. Il ressent une certaine magie dans l'acte et dans son résultat, ce meurtre des mots et sa résurrection à travers la lecture. L'écrivain immobilise la pensée et l'intrigue, immobilisation comparable au fait de tuer, mais il y a un aspect double, ambigu ou ambivalent, parce que le lecteur, lui-même écrivain quand il se relit, recrée leur dynamique. La confrontation entre le statique et le dynamique est fascinante. Ce sera l'objet du quatrième chapitre de ce livre.

Sa sensibilité l'a toujours porté vers les disciplines artistiques en général. Parmi elles, l'écriture interroge, la présence de l'idée conçue comme une réalité vivante étant directement traduite par le langage. Ecrire est un choix comme un autre. La question ne se pose pas, au préalable, de s'assurer de ce que l'autre va en penser. Il ne fait pas d'étude préalable pour savoir si son manuscrit sera apprécié. Son point de vue est un point de vue intérieur, auquel il demeure fidèle durant toutes les étapes du processus de l'œuvre. L'idée de faire passer un message peut, à la rigueur, lui effleurer l'esprit au cours de certaines périodes.

Il ne faut pas se méprendre sur le sens du mot message. Pas question de convertir les autres à son point de vue. Son écriture part dans de nombreuses directions bien que recentrée, structurée, conceptualisée. Cette dispersion apparente relève d'une attitude qui vise à permettre au lecteur un maximum de liberté dans sa relation à l'ouvrage. Il n'écrit pas forcément pour être compris. Le message passe donc au second plan. Outre la satisfaction personnelle que peut procurer l'écriture, il perçoit la nécessité de l'action comme une réalité universelle dépassant l'individu, nécessité pouvant se traduire par l'écriture et constituant l'un des biais d'une évolution du narcissisme vers la spiritualité mystique, art plutôt que théologie. La forme de l'essai narratif se prête bien à la démarche.

La méditation passe par l'action, le paradoxe de l'âme, en tant que telle au-delà du temps, pourtant vouée à une chronologie. Dans une écriture romancée, l'âme raconte en fait sa propre histoire avec toute la créativité que la réalité quotidienne ne permet pas toujours. Alors le message éventuel prend toute son efficacité, même quand les idées sont juste insinuées. Il n'a pas de méthode de travail à la base. La méthode apparaît après coup. L'empirisme prévaut. Il entend rester fidèle à la spontanéité, à l'authenticité, ce qui n'exclut pas la rationalisation. Les tendances gagnent à se réconcilier pour se renforcer mutuellement. Il y a de l'abstraction aussi, comparable à l'œuvre d'un peintre moderne comme Malevitch.

Quand il se relit, lui a toujours l'impression d'assister à une recherche de l'absolu s'effectuant par le dépassement progressif des contraintes formelles. Le fait d'écrire directement sur traitement de texte l'aide beaucoup en ce sens. C'est pratique de toute façon. Voilà pour la méthode et pour le matériel. Les circonstances, quant à elle, doivent bien entendu favoriser le calme, le silence, le confort que peut apporter le sentiment d'être coupé du monde, expliquant qu'il préfère écrire pendant la nuit même s'il met ses congés à profit pour le faire aussi pendant la journée quand il le peut, car on n'a jamais assez de temps pour tout réaliser comme on le voudrait.

Un mouvement tel que Fluxus, par la performance, a contribué à effacer les limites entre les arts. L'auteur peut donc envisager de passer de l'écriture à la musique, de la musique à la sculpture, de la sculpture à la peinture et de la peinture à l'écriture. La mise en abyme et, plus généralement, la réflexivité poétique du texte, la récurrence, se retrouvent dans le rythme de la musique minimaliste, répétitive, avec parfois des effets de symétrie et donc de miroir dans la composition, ce que le piano, en tant qu'instrument, permet de visualiser d'emblée. La sculpture sonore offre une transition entre la musique et la sculpture, sculpture où l'utilisation concrète du miroir évoquant, à l'échelle du travail de découpage effectué sur l'espace visuel, une thématique anthropologique variée, nourrie de mythes qui se font écho, comme dans l'Etrusco de Pistoletto, statue touchant de la main son propre reflet dans une glace, présente des similitudes avec les procédés de retour de l'œuvre sur soi également présents dans l'écriture et dans la musique.

La peinture, c'est d'abord, d'un point de vue sculptural traditionnel, la patine du bronze, donc la matérialité, la surface des choses. L'importance de l'espace renvoie à la perspective. Mais l'importance de la matière la contredit. Les surfaces formelles, figuratives ou abstraites, s'imposent d'elles-mêmes, comme suivant en cela l'exemple de Matisse. La matérialité, plus généralement, va se manifester de diverses façons, par des collages, par la rugosité des textures, par la variété des techniques mixtes, par des aspérités diverses, éclats de verre et autres qui excèdent largement les postulats de la peinture dite moderne précitée tout en revenant aux fondamentaux les plus anciens de l'histoire de l'art. Les thèmes admettent aussi bien l'illisible que les approches les plus figurales, représentations de narcisses ou de symboles religieux. La peinture revient à l'écriture par l'ajout à la toile de signes linguistiques, formules mystiques entre autres archétypes culturels, où la lettre distanciée apparaît d'abord dans sa dimension matérielle et donc non signifiante.

La tentation d'élaborer des cycles entiers d'œuvres polymorphes en découle, dans la facilité d'imaginer des centaines voire des milliers de déclinaisons possibles d'idées similaires développées à travers des médias différents. En plus du coût financier que tout artiste n'est pas forcément en mesure d'assumer, car le passage du plan à l'exécution est d'autant plus onéreux que les projets sont nombreux et variés, il faut trouver le temps d'investir dans chacun de ces projets une qualité de réalisation légitimant le passage à l'acte. L'expérience incertaine d'un chantier démesuré aidant, il jugera préférable de laisser tomber. C'est l'un des apports pertinents de l'art conceptuel. Quand l'idée du geste se suffit à elle-même, indépendamment du geste dans la mesure où l'idée est assez intéressante en soi, on peut se passer de la réalisation pour contempler l'idée dans sa dimension mentale. Plutôt qu'une ville entière de baraques qui s'écroulent, mieux vaut une seule grande pyramide.

Lui se retrouve dans une salle de bain, probablement celle où elle vient de se doucher. Près de la penderie de la chambre attenante, la prophétesse et la voyante continuent de se battre, jusqu'à la mort. Elles s'entretuent littéralement. Une chauve-souris géante naît de leurs deux cadavres, ses deux ailes animées par un souffle de résurrection. Lui comprend que la rivalité est à l'origine de ces créatures volantes, dont il découvre qu'elles sont douées de l'usage de la parole quand la nouvelle l'invite à prendre place sur son dos, à se préparer pour un nouveau voyage dans les airs. Elle se dirige hors des appartements et prend son envol au-dessus de la palmeraie, fonce vers la sortie des faubourgs, où les poursuivants du double l'attendent toujours devant son dernier point de chute. A la vue de cette monture monstrueuse, certains d'entre eux prennent la fuite vers la porte de la cité. D'autres, plus courageux, essaient de lutter avec des pierres et des fourches, mais elle n'en fait qu'une bouchée, laissant derrière elle une mare de sang.

Le double, avec son aide, répand ruine et désolation dans les faubourgs, détruisant les remparts de la ville, dévastant la place du marché, mettant le centre administratif sens dessus dessous, démolissant tous les immeubles de ces faubourgs dont il survole les décombres avant d'atteindre Memphis. Le roi, de son côté, se prépare à la bataille finale, alerté, ainsi que sa cour et son armée, par les survivants. Il se retire un instant dans sa chambre, prie les dieux de lui accorder la victoire. Il appelle à son aide un sphinx géant. Venue du ciel, une femelle mi-lionne mi-humaine l'attend à l'entrée du palais et l'emporte de ses ailes d'ange. Le roi s'envole en direction du champ de bataille.

Confrontée à ses ultimes adversaires, la démone se transforme en sombre déesse ailée d'apparence humaine, à la fois harmonieuse et inquiétante, et se présente comme la servante du diable venue prendre son règne, souveraine du vaste réseau de prostitution et de trafic de stupéfiants sans lequel le royaume du pharaon ne pourrait subsister. Lui exige des comptes pour le désordre alentour et les tueries qu'elle a provoquées. Les griffes dressées vers ses ennemis, l'autre leur donne alors l'assaut, portant toujours le double sur son dos. La femelle sphinx se défend, montée par le héros. Mais les guerriers s'aperçoivent que chaque coup porté à l'opposition atteint leur propre monture dans les mêmes proportions. Ils comprennent qu'il faut arrêter le combat. Dans un éclair nimbé d'obscurité, toutes les figures rivales s'effacent et s'évanouissent.

On croit se battre contre le monde. Parfois on a raison. Parfois, aussi, on est soi-même son propre contradicteur. On s'invente un double qui n'existe que dans l'imagination de l'auteur que chaque être humain finit par incarner dès lors qu'il s'attache à romancer sa propre vie, mais ce double réapparaît périodiquement, profitant du flou de la mémoire. Un homme surgit en lieu et place de la lutte finale, un éternel recommencement annonçant d'autres luttes finales sous d'autres cieux, en d'autres temps. Tous voient en cet homme le successeur du pharaon. Peut-être n'est-il, en définitive, qu'une image plus tardive de lui-même.

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