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2.0

Epilogue (2004)

14 Juillet 2013 , Rédigé par D. H. T.

A son arrivée à l'aéroport, le colonel ne distingue aucun visage connu. C'est bien le jour où l'on consacre l'endroit aux célébrités du monde politique, mais il ne doit pas s'agir des mêmes célébrités. Par une décision du gouvernement en place, on a mobilisé le lieu une fois par semaine à l'intention des chefs d'Etat, ministres, militaires et autres diplomates afin d'assurer la sécurité de leurs déplacements dans le monde. La démarche paraît curieuse, mais certains gouvernements aiment se distinguer en prenant des mesures qui sortent de l'ordinaire. Cela permet de justifier le travail qu'ils sont censés faire et qu'ils ne feront probablement pas. Les abords de l'aéroport se voient armés jusqu'aux dents pour assurer le succès de cette opération hebdomadaire, qui n'a jamais lieu le même jour, toujours annoncée à la dernière minute. Tout ce cirque coûte assez cher et provoque le mécontentement des compagnies aériennes, des personnels et des contribuables, mais il faut contenir la menace des manifestants et des terroristes. C'est à la mode. La politique est sensible à la mode, elle a ses collections printemps/été, automne/hiver, habille en uniforme kaki ses représentants quand la paix est à l'orage et transforme ses aéroports en boutiques pour faciliter ses implantations.

A cette époque, pas une année ne se passe sans que les grands de la planète ne prennent l'avion au moins une fois par semaine. Bon nombre d'entre eux n'aiment guère voyager, mais tous finissent par se sentir soulagés à l'idée de délaisser régulièrement leur pays et ses complications. Le colonel en fait partie. Il quitte le couloir des arrivées et se dirige vers le bar. Très vite il a la confirmation de s'être trompé de jour. L'aéroport est en fait rempli de footballeurs professionnels, comme il peut s'en rendre compte à la tenue, au numéro, au gabarit et aux sujets de conversation des hommes attablés autour de lui. La direction départementale a entre temps reçu la consigne, il est vrai, de remplacer le caractère officiel de cette journée par une grande rencontre sportive réunissant, sur une grande piste d'atterrissage, les plus prestigieux footballeurs. Cela, le colonel n'en a pas été informé, suite à un problème de communication. La technologie multiplie les solutions en créant de nouveaux problèmes.

Il aperçoit une footballeuse assise seule à une table en retrait, une jeune femme élancée, fine, avec de longs cheveux noirs très raides et une tenue similaire à celle de ses camarades. Il décide d'aller vers elle pour engager la conversation. Elle ne paraît pas étonnée, elle a dû le prendre pour un président de club, au vu de sa maturité, de sa corpulence, de sa taille moyenne et de son costume de ville. Il s'invite à sa table. Elle n'y voit pas d'objection. Lui se présente comme un ancien baroudeur au franc parler, la croit originaire de ce qu'il appelle le continent des matières premières, l'autre continent, le continent noir. En fait c'est une latine très brune de peau, née dans une cité du continent révolutionnaire, avouant n'être qu'une simple supportrice. Lui aussi vient du continent révolutionnaire, des Hauts Plateaux naturels, et s'amuse à se faire passer pour un directeur de l'arbitrage, même si dans son pays natal le foot n'est guère populaire. Du coup elle a l'air de s'intéresser à lui, fait l'éloge de l'événement sportif qui se prépare. Les meilleures équipes du monde sont réunies sur une partie de la piste d'atterrissage aménagée en terrains le temps de disputer les matchs d'exhibition à but promotionnel pour la nouvelle extension de l'aéroport, à suivre en direct sur toutes les grandes chaînes de télévision du monde.

Il boit un jus de fruit avec elle avant de noter son numéro de portable et de s'éclipser pour continuer sa tournée d'inspection de l'aéroport. Gagné par sa nouvelle identité d'arbitre absent du terrain, il pourra circuler dans cet univers avec, pense-t-il, plus d'aisance. Il emprunte un escalator vers l'étage inférieur. Dans la foule des passagers, passants et autres personnels de bord ou personnels au sol, il distingue une femme blonde élégante, en tailleur sombre et collants blancs, sans chaussures, assise par terre au pied d'un guichet fermé, la tête baissée, comme endormie voire droguée, à l'insu des agents de sécurité qui ne l'ont pas encore vue. Il se dirige vers elle, l'interroge. Elle le regarde, d'une expression froide et inquiète sur un visage harmonieux, se présente comme une personnalité de la scène politique internationale, identifie elle-même son interlocuteur comme un officier d'armée originaire des Hauts Plateaux. Lui s'avoue tout aussi perdu qu'elle, lui confie se faire passer pour un arbitre, lui demande sa pointure et s'absente une vingtaine de minutes, le temps d'aller lui acheter une paire de chaussures à talons hauts. La présence de cette femme lui paraît tellement irréelle qu'il craint de ne pas la retrouver sur le lieu de leur rencontre. Mais elle l'attend toujours, et le suit une fois réglé ce dernier détail vestimentaire. Lui-même ne sachant pas très bien où aller, elle lui suggère, connaissant apparemment l'aéroport mieux que lui, de trouver refuge dans un bar luxueux où, selon elle, ils pourront faire le point sans trop d'inquiétude. Reste à retrouver l'accès au bar, dont elle n'a qu'un vague souvenir.

Ils se rendent au niveau supérieur, bifurquent sur la gauche pour traverser un couloir vitré permettant de rejoindre l'une des parties annexes du bâtiment. Là, elle hésite avant de s'engager sur la droite où, après avoir descendu une cinquantaine de marches, ils se retrouvent dans l'une des grandes salles d'arrivée des bagages dont l'accès, bizarrement, n'est pas condamné ce jour. Le lieu est désert. A défaut du confort des bars luxueux, lesquels doivent grouiller au même instant de présidents de clubs, de sponsors, de journalistes et d'autres gros bras de la profession, ils trouvent un havre de discrétion en ce compartiment désaffecté. Près des tapis mécaniques, inactifs, où défilent d'habitude les valises et les sacs de voyage, ils trouvent des bancs où s'asseoir, non sans vérifier au préalable l'absence de caméras braquées sur eux. Plongés dans leurs pensées respectives, ils n'ont pas envie de parler tout de suite, s'accordent tacitement un temps de réflexion. Chacun garde dans un premier temps ses pensées pour soi.

Le colonel essaie de s'imaginer les matchs en cours de préparation, tente de rapprocher la discipline sportive de son propre domaine, même si la sensation d'isolement et de danger qu'il éprouve entretient toujours son inquiétude. Plus il s'efforce de percer à jour la logique de cette exhibition sportive, plus il arrive à faire abstraction de son propre malaise. Il laisse de côté les raisons et les circonstances précises de son départ la veille, de son vol et de son arrivée. Seule l'explication du jeu et de l'épreuve, leur pourquoi et leur comment lui donnent une emprise sur la journée qu'il doit passer.

L'aspect militaire auquel il songe renvoie d'abord au nombre d'athlètes réunis. Ce qui distingue le foot de la guerre, c'est que chacune de ses deux armées ne compte que onze soldats. Et si les équipes avaient des effectifs plus importants, sur des terrains plus grands? Si certaines faisaient alliance contre d'autres? On tiendrait les civils à l'écart, laissant aux seuls commentateurs sportifs le soin de faire office de reporters de guerre, comme lors d'un conflit armé à l'exception du seuil critique où les peuples eux-mêmes deviennent des cibles. D'importants dispositifs de sécurité ont dû être prévus aux alentours de l'aéroport pour empêcher le public d'accéder au lieu de la rencontre. Manquent encore deux éléments essentiels: la hiérarchie et l'ordre, mais après tout ce n'est qu'un jeu de ballon. Il se demande si elle le rejoint dans son regard imagé sur les événements, à quoi elle peut penser sinon. Règne entre eux une certaine méfiance, outre l'intérêt qu'ils ont à rester l'un près de l'autre. La salle des bagages, qui sent la chaleur et la poussière, demeure vide et silencieuse, rempart d'un abîme sans fond.

Son dernier passage dans cet aéroport remonte à deux ans en arrière. A l'époque, la révolution de son pays vient juste d'avoir lieu. Il a été désigné pour faire partie de l'équipe des responsables diplomatiques chargés de définir de nouvelles relations de partenariat avec certaines puissances occidentales, dans le cadre du développement économique et culturel global. On devine que ces relations ont été négligées par le précédent gouvernement. En balance, des centaines de milliers de morts pèsent de tout leur poids sur les lendemains de cette révolution. Un double sentiment de victoire et de tension anime les membres de la mission. Le principal objet des négociations se résume à la main d'œuvre bon marché que les Hauts Plateaux peuvent mettre à la disposition des grosses entreprises du Sud Ancien en quête de sous-traitance.

Les travaux de rénovation de l'aéroport viennent tout juste de se terminer. C'est dans un décor flambant neuf de verre et d'acier, et sous bonne escorte, que la nouvelle délégation des Hauts Plateaux, conduite par le président de la république, fait son entrée sur la scène de la politique internationale. Côté Sud Ancien, la présence du ministres des affaires étrangères et du chef des armées soutient le protocole d'accueil. Limousines, suites prestigieuses, dîners officiels, cadeaux symboliques, champagne et hôtesses suivront, puis quelques échanges convenus et une longe poignée de mains entre les hauts responsables devant les caméras.

Il se souvient surtout de l'aéroport et du point de vue monumental de sa véranda sur la piste qui laisse deviner, dans l'aveuglement de toute son étendue et du soleil au loin de l'autre côté de la baie, les grandes tours de la ville des valeurs mortes, surnommée Las Perdidas par ceux de son pays. Le président ne peut s'empêcher de fustiger cette majesté clinquante devant le colonel, son bras droit. Quand une nation veut leur en mettre plein la vue avec son corridor d'entrée, c'est qu'elle cherche à leur cacher la misère de son intérieur. Leurs boîtes de nuit sont-elles aussi belles?

Le design, esthétique industrielle, contribue au marketing politique comme à la publicité officielle des entreprises. Le verre, lisse et lumineux, sublime la puissance de cohésion ainsi que la solidité de l'acier. De l'extérieur, on a l'impression que les choses fonctionnent bien. On peut accentuer cette logique de fausse transcendance en jouant sur des structures géométriques complexes qui déconstruisent l'espace tout en le cloisonnant. A l'instar de sa nouvelle camarade, le colonel a du mal à s'en faire une image globale et s'y perd facilement. Le voyage de la mission officielle lui a fait le même effet à son arrivée, à cette différence près que, il y a deux ans, il a machinalement suivi ses homologues d'accueil comme on suit un guide. Là, il ne peut plus compter que sur elle. La véranda clame toujours: "Vous êtes à Las Perdidas", avec sa voûte azuréenne ensoleillée, sa baie verdoyante et son horizon de gratte-ciels. La force des standards a ses limites. L'avantage concurrentiel reprend ici ses droits au détour d'un panorama de carte postale.

On évoque la volonté politique et son absence. Aux yeux du colonel, se rendre dans le Sud Ancien n'a rien d'un pèlerinage. Avec le soutien de l'Empire, le président et sa bande, formés par les services secrets occidentaux, détrônent le roi et instituent une démocratie libérale sous contrôle militaire. Les centaines de milliers de personnes massacrées représentent une minorité politique et ethnique favorable à l'ancien régime. Une révolution est une guerre civile: entre adopter ses morts ouvertement ou adopter une culpabilité de façade, les alméristes, du nom de leur inspirateur Almerio, préfèrent un silence en demi-teinte pesant plus lourd sur l'échiquier médiatique international.

Ils font donc le ménage sur leur terre avec violence et détermination, proclament l'avènement d'un ordre de justice sociale et de développement durable, en rédigent le contenu détaillé pour le compte de l'Empire, puis se rendent chez les rivaux occidentaux de ce dernier pour définir, sur la base fictive et convenue d'un droit universel, les conditions de rémunération de leur main d'œuvre auprès des entreprises du Sud Ancien déjà régies par les fonds de pension impériaux. Forcer la porte de la salle couronnée le fusil à la main et descendre dignement dans cet aéroport se comprennent comme deux étapes d'un plan déroulé de longue date. L'exécution se veut toujours rébarbative mais, vus de loin par la masse, les petits chefs se confondent avec les grands, se baignent dans les mêmes piscines californiennes même s'ils n'y sautent pas du haut des mêmes plongeoirs.

Dans le Sud Ancien, on organise la résistance, on se prépare comme ailleurs à l'Union des vieux Etats. Les gouvernements successifs se bousculent, échouent à démontrer que l'émergence du monde nouveau aura lieu chez eux. Deux ans plus tard, les nouveaux venus décident de tout miser sur leur aéroport. Lui, comme tous ses congénères, en profite pour s'adonner plus souvent au tourisme. Même les plus réfractaires finissent bien par y prendre goût. L'Empire, les yeux englués dans le pétrole, croit à une plaisanterie, n'a pas le temps de s'en inquiéter, mise plutôt sur un renouveau de la conquête spatiale. On vient d'évoquer la volonté politique. Son absence, c'est tout le reste à l'exception du foot. Lui ne sait pas grande chose du gouvernement méridional qui a pris le relais. La semaine dernière, le président en personne a exécuté sa visite de protocole en ces lieu et place. Mal préparé à ce voyage organisé dans l'urgence, il en a suivi le déroulement d'une manière formelle et n'en a ramené que de vagues informations. A son tour, le colonel, forcé de se contenter de ces dernières, part à l'aventure sur la voie de l'incident diplomatique. Cet oubli ou cette négligence, même involontaires, risquent d'être interprétés comme une rupture entre les deux pays. Pour quelle raison? Et comment éviter l'écueil?

La réélection de l'homologue sudiste du président tient à la promesse d'un changement radical de ligne politique compte tenu de l'évolution de la conjoncture. Il a complètement remanié son gouvernement, donnant toute sa priorité au renforcement des alliances stratégiques au sein du monde global. Un éclair de lucidité a parcouru l'électorat, face aux derniers déboires économiques directement liés à l'isolement culturel du Sud Ancien, prisonnier de ses archaïsmes. Un pays par ailleurs à la pointe du développement industriel ne peut plus s'accommoder de la rigidité nationale républicaine. Le président sudiste a dénoncé jusque dans ses propres rangs certains "comportements irrationnels" pour fustiger toute tentative de repli sur les traditions patriotiques. L'un s'est vu évincé au profit d'un autre aux affaires étrangères. Le général, jugé plus pragmatique, a obtenu le ministère de la défense. Tous les autres ministres ont été remplacés. Le mécontentement de la classe politique concernée paraît mineur en comparaison de la satisfaction supposée des électeurs.

Le président sudiste a dépassé le paradoxe de la vieille garde. On retrouvait ce dernier à l'œuvre dans le précédent gouvernement. Il consiste dans le fait que les intérêts de deux pays étrangers convergent dans l'entente entre leurs nationalismes respectifs, comme la vieille garde des Hauts Plateaux rencontrant celle du Sud Ancien. Ici, la vieille garde tient au contrôle militaire de la nouvelle démocratie; là, aux efforts conjugués pour reléguer la mondialisation à l'arrière-plan de la république. Ici, fournir de la main d'œuvre bon marché assure en contrepartie l'aménagement du territoire, le développement des infrastructures et le maintien au plus bas niveau culturel afin de préserver le pouvoir de l'armée; là, on recourt à la sous-traitance comme un moindre mal dans la délocalisation des entreprises nationales et comme un vecteur d'hégémonie culturelle. Mais à présent, il faut compter avec la logique de la plaque tournante pour inverser le rapport, c'est-à-dire rendre le monde globalement présent à l'échelle de chaque citoyen, ou encore faire d'un aéroport le nouveau centre d'un monde sans contours. Les Hauts Plateaux risquent de passer à la trappe au profit des plus puissants alliés du Sud Ancien face à l'Empire. Le président almériste n'étant plus en position de force contrairement au président sudiste, toute protestation ira droit dans le mur. Le colonel n'a qu'à accepter l'absurdité de ce destin pour en obtenir le meilleur profit.

Ainsi ce gouvernement espère-t-il tirer son épingle du jeu. Le président sudiste a senti le vent tourner. Il se maintiendra au pouvoir à la seule condition d'incarner le candidat du renouveau. Non content d'opérer ce changement de ligne, il revendique son talent de savoir négocier les virages. A nouvelle stratégie, nouveau gouvernement. Les idées prévalent sur les hommes, mais les hommes de ces idées prévalent sur les idées adverses. Seul le général a su partager au grand jour l'évolution de son chef d'Etat, d'où son nouveau ministère. La condition du maintien a plusieurs visages. Celui de l'homme se lisant à livre ouvert dans le miroir du passé se superpose à ceux du penseur, du visionnaire, de l'opportuniste, du mercenaire, du bourreau de soi-même et de l'esclave affranchi. Chacune de ces superpositions brouille l'image des alliances que les autres nouent avec l'environnement au sens large, le contexte.

La politique au plus haut niveau révèle que tout profil psychologique, pour devenir visible et s'incarner publiquement, doit s'écrire entre les lignes mouvantes des tensions diverses, des jeux de pouvoir et des intérêts contradictoires voués à la contingence. Aucune expression, production ni manifestation en terme d'engagement collectif n'a de sens reconnu dans la pureté ni dans la transparence. La notion d'individu elle-même relève ici d'une construction en partie biaisée, où les aspirations éthiques personnelles et légitimes risquent de se perdre. Un chef d'état qui renouvelle son mandat au prix des fondements de son image travaille sur la mémoire de ses électeurs, en cela aidé par la vitesse de son époque et par la force du mouvement qui porte la place qu'il désire occuper. On croit toujours qu'il se maintient mais en fait il change de place. Il se rend là où la masse des bulletins dans les urnes vise l'émergence d'un homme de pouvoir, peu importe qui, peu importe s'il était déjà là avant, peu importe surtout si cette masse, de par le passé, l'a déjà porté ailleurs.

Le président sudiste s'approprie cette logique au point de la retourner comme on retourne un gant, présentant les revirements de sa carrière tels les signes périodiques d'une démarche cohérente. Devenu maître d'un monde, il fait malicieusement en sorte que ce monde redevienne son maître. La malice est relative. Dans un tel système, on comprend facilement la différence entre un futur ministre et un futur président. Le premier se trahit comme l'homme d'un seul mandat, le deuxième comme celui de plusieurs. A supposer une troisième élection du président sudiste, le ministère de la défense, attribué au général, passerait entre les mains d'un autre. Ce n'est pas une question de droit constitutionnel, mais de simple déduction. Dire que la condition du maintien a plusieurs visages renvoie aussi à la nécessité de conserver les figures du jeu de cartes mais d'en modifier les portraits, en dissociant toujours la personne de son rôle en dernière analyse. Ce rafraîchissement n'entraîne pas le reniement catégorique des anciens hommes de main, au contraire. Les alliés de toujours ont aspiré à remplir la fonction plus effacée, mais toujours active, qui les attend désormais.

L'une des causes profondes de cette démarche entre rupture et continuité possède déjà un caractère singulier. La volonté massive de conserver le même président au prix d'un bouleversement complet de sa ligne politique tient à la peur collective de se retrouver dans l'isolement, en marge du reste du monde. On imagine plus volontiers un peuple, l'expérience aidant, se replier sur ses vieilles habitudes et sur ses spécificités locales dans le but d'échapper aux normes extérieures dominantes, perçues comme une aliénation et comme une figure d'ignorance et de mépris des différences et des cas particuliers. Là, c'est tout le contraire. Ces normes extérieures, le peuple du Sud Ancien dans sa grande majorité, comme un seul homme, les appelle au secours. Ce comportement assez extraordinaire laisse deviner une grande détresse. Les traditions du Sud Ancien ont fini par être vécues comme telles à cause de l'augmentation du chômage, proportionnelle à celle des impôts et du coût de la vie d'une manière générale, parce que cette double augmentation correspond à une période houleuse, où le Sud Ancien a manifesté un profond désaccord avec l'Empire sur la question du nouveau partage de la région des bassins pétrolifères.

C'est une situation très compliquée. L'Empire y fait à la fois figure d'ennemi et d'allié des vieux pays. Les fonds de pension impériaux ont déjà sauvé l'économie sociale de ces derniers en mettant la main sur bon nombre de leurs entreprises privées. L'Union Continentale n'y peut rien, ce qui n'empêche pas le Sud Ancien de se désolidariser radicalement de l'Empire dans la guerre du pétrole. Cette position a fait l'objet de vives critiques au sein même de l'Union. De l'issue de cette guerre le profit en revient à l'Empire, le Sud Ancien écarté du partage en toute logique. Les électeurs concernés, dans l'épreuve quotidienne d'un marasme économique vécu à tort ou à raison comme la conséquence directe de cet isolement, ont eu le sentiment d'appartenir à une nation de pestiférés. Il faut renouer toutes les alliances, même les plus paradoxales, même avec l'ennemi, quitte à s'ouvrir dans l'écartèlement entre deux polarités, l'Empire et l'Union. Plus loin que l'ouverture, il faut se dissoudre, permettre à ce monde compliqué de construire son avenir sur place, devenir le tapis rouge des grandes puissances étrangères, incarner le lieu des rencontres au sommet, revaloriser les échanges diplomatiques, réévaluer conjointement l'importance des affaires étrangères et celle des moyens de transports, révolutionner le rôle de l'aéroport.

Le programme s'annonce très vaste. A imaginer par exemple dix candidats différents pour lui donner un contenu plus précis, on obtiendrait dix politiques différentes. Si l'un des adversaires du président sudiste issu du même parti accédait au pouvoir à sa place, le destin du pays serait tout autre. La raison n'en tient pas seulement au fait qu'un homme d'ambition, quel qu'il soit, risque de rencontrer des adversaires dans son propre camp. Elle procède aussi de la difficulté que représente le passage d'une idée générale à ses applications particulières. Elever les affaires étrangères au rang de priorité absolue reste, formulé de cette manière, vague et ambigu, d'où une marge de manœuvre en conséquence. On croit souvent que le potentiel d'action d'un président comme le Sudiste s'essouffle vite, pris au piège de ses propres vicissitudes.

Il est vrai que le passage, opéré jadis en Occident, des monarchies aux républiques démocratiques correspondait à une révolution bourgeoise condamnant d'avance l'Etat de droit à se plier aux quatre volontés des fonds monétaires internationaux, organisations mondiales du commerce et autres gros actionnaires de multinationales. Les chefs d'Etat prétendent à une volonté politique forcément restreinte. Mais le peu qu'ils peuvent accomplir laisse parfois la porte ouverte à un large éventail d'interprétation. Et avec un peu plus d'audace et d'imagination que d'autres, certains jouent sur les circonstances pour optimiser leur impact médiatique sur les électeurs.

La question qui se pose au début ne varie jamais: comment va-t-on répartir le budget? Le président sudiste a ouvertement imposé à son gouvernement de survaloriser trois ministères: les transports, la défense et les affaires étrangères. Ces dernières, dites de la plus haute importance, voient leurs responsables gratifiés d'une étrange troisième position. Mais les deux premières positions, devenues plus riches, en serviront d'autant mieux les intérêts. Les autres ministères n'ont reçu que le strict minimum nécessaire à leur fonctionnement administratif, y compris celui de l'économie et des finances. On n'a jamais assisté à une telle disproportion. Les différents partis de l'opposition jugent cette orientation budgétaire suicidaire autant que fantaisiste et démagogique. A en croire le soulèvement de près des trois quarts de la classe politique ainsi que le tollé syndical et les mouvements de grève à répétition qui s'ensuivent, le président sudiste vient de signer l'arrêt de mort du Sud Ancien. Après avoir mis son propre pays en quarantaine au cours de son précédent mandat, il en précipite la ruine. Réélu avec soixante-cinq pour cent des voix, il lèse plus d'un tiers de ses concitoyens et trahit ses propres partisans.

La presse ne se gêne plus pour crier au scandale ni pour s'interroger en gros titres sur la future démission de celui déjà surnommé l'ennemi public numéro un. Même les figures notoires du grand banditisme, dont il est devenu la risée, croient redorer leur blason en manifestant leur indignation morale via la pléthore de moyens télévisuels et logistiques que les journalistes mettent à leur disposition. Dans le désordre général, on en vient à confondre ces mafieux avec les intellectuels universitaires plaidant la cause de l'éducation nationale. Le président sudiste juge utile de défendre ses choix politiques au cours d'une émission spéciale qui va mobiliser une soirée entière toutes les grandes chaînes nationales, publiques et privées, ainsi que certaines chaînes étrangères, dont une des Hauts Plateaux. On confie l'interview à la présentatrice du journal télévisé du soir le plus regardé, secondée par un éminent politologue de la presse écrite. Le président sudiste déclare alors sereinement son intention de placer l'aéroport de Las Perdidas au cœur de sa nouvelle stratégie.

Il va faire de cet aéroport le plus gigantesque et le plus incontournable du monde. Bientôt, il aura l'exclusivité sur tous les pays de l'Union. Plus aucun avion ne se posera sur le vieux continent sans y faire escale. Sept jours sur sept, il assurera plusieurs fois par jour tous les vols possibles vers tous les aéroports du monde en vol direct, prendra en charge toutes les provenances, toutes les correspondances et toutes les destinations. De plus, un jour par semaine, il accueillera les grands responsables de toutes les nations, qui viendront débattre avec les Sudistes, au plus proche de leur actualité suivie au jour le jour, de l'avenir du monde. Cet aéroport deviendra un nouveau pays, au cœur du progrès de la globalisation. Désormais c'est lui, le plus grand pôle de croissance économique et le plus grand bassin d'emplois jamais vu depuis que le travail existe, qui fera vivre les enseignants, les travailleurs, les infirmiers, les médecins hospitaliers, les magistrats, les policiers, les cheminots et, bien sûr, les pilotes de ligne.

Le président a misé sur un atout non négligeable. Son coup d'éclat médiatique ne résoudra pas la crise dans laquelle il a précipité le pays, mais une partie grandissante de l'opinion publique ne croit plus, au fond, à l'efficacité de l'Etat providence. Le premier mandat du président sudiste a correspondu au souci largement éprouvé de mettre un frein à la délocalisation des entreprises. Les premiers rapprochements avec les Hauts Plateaux participent d'une politique protectionniste plus générale, s'efforçant de contrôler tout sacrifice et toute perte à défaut de les éviter. Pour autant, le peuple du Sud Ancien n'a pas toléré sa mise à l'écart de l'échiquier du monde: la protection oui, mais pas l'isolement.

Le président sudiste réélu semble passer d'une extrême à l'autre, mais reste convaincu de suivre ses électeurs malgré les grèves et les manifestations. Ces dernières n'ont pas pour motif de sauver l'Etat providence, mais d'exiger des réponses concrètes à des questions d'économie libérale. Le président sait assez bien lire entre les lignes pour comprendre que le peuple ne crie pas au secours des prestations sociales, mais pour réclamer des moyens financiers. Le terrain n'est pas idéologique, sauf à considérer le pragmatisme comme une idéologie, même dictée par la faim et par la soif. Peu importe la solution, il faut trouver la bonne, celle qui réduira l'écart entre le prix de la vie et le portefeuille des clients.

L'humanité, c'est la clientèle de la vie. Le Sud Ancien s'est approprié cette définition avec une violence particulière. La démesure budgétaire imposée par le président se veut proportionnelle à cette violence. Il émane du président sudiste une force tranquille entretenue par la logique de son analyse. Recentrer un pays entier autour de son aéroport, c'est l'ouvrir aux quatre vents pour y canaliser les flux financiers. Le Sud Ancien va se transformer en extension économique de sa piste d'atterrissage. Tout n'y sera que départs et arrivées des voyageurs du monde et de leur argent. Quelques jours avant la venue accidentelle du colonel ont démarré, dominant le site, les travaux du palais des congrès le plus ambitieux de l'Histoire, capable d'accueillir simultanément tous les chefs d'Etat, ministres et parlementaires possibles et imaginables. Le projet s'appelle Planète Future.

Cette politique insolite fait son apparition dans un contexte international tendu. L'Empire, dans son acharnement à mettre la main sur le pétrole du Moyen Bassin, s'est heurté à des attentats terroristes présumés, dont la menace pèserait plus que jamais sur l'Occident selon les dires des commentateurs officiels. Un certain nombre de pays remettent en cause la tournure autoritaire et unilatérale que la globalisation a prise. Les organisations terroristes, assimilées aux quelques Etats encore dissidents sur le plan idéologique, les Etats voyous, ne sont pas les seules à exprimer leur mécontentement. D'autres ont choisi une voie alternative en principe moins violente, sur la base d'un syndicalisme à grande échelle, essayant de sensibiliser l'opinion par le biais de manifestations et de forums sociaux. Le discours s'articule autour de l'idée d'une meilleure répartition des richesses et du respect de l'environnement.

Sans le vouloir, ses tenants contribuent à la communication politiquement correcte que les pouvoirs financiers et étatiques, ainsi que l'industrie et la grande distribution, reprennent à leur compte dans un esprit stratégique. Mieux vaut prévenir que guérir. Pour couper l'herbe sous le pied de la critique, autant se réclamer des droits de l'homme, du commerce équitable, de la gestion de la qualité, de l'entreprise éthique et du développement durable, même si ce n'est qu'une façade destinée à manipuler la masse des consommateurs. Certains, conscients du risque de récupération, radicalisent leur démarche. Parmi les syndicalistes déçus, les plus virulents affichent leur sympathie pour une forme d'activisme où les terroristes voient aussi leur intérêt. Les deux positions, distinctes, se rejoignent en partie.

Le syndicalisme global a émergé d'une tentative de révolution armée soldée par un échec. Le colonel connaît bien cette partie de l'Histoire, car il compte parmi ses principaux protagonistes. Tout a commencé il y a vingt ans. La monarchie des Hauts Plateaux, avec la complaisance intéressée des autorités locales, exploite alors ses régions les plus pauvres et vit dans l'opulence au péril d'un peuple divisé par des conflits ethniques. Sous l'impulsion de leur chef charismatique, une poignée d'autochtones, dans le sud, prend d'assaut une ville le jour où le roi vient officiellement de désigner son fils pour lui succéder.

Deux semaines plus tard, les rebelles acceptent le cessez-le-feu et déposent les armes. Le contre-pouvoir n'est pas assez fort, mais prend de l'ampleur en se servant d'Internet pour véhiculer son message d'appel à la résistance pacifique aux injustices et aux inégalités. L'Empire y voit une occasion de valoriser son image de gendarme du monde et met en œuvre une réflexion sur les moyens d'utiliser cette étincelle contestataire à son profit. Près de vingt ans s'écouleront avant que les impériaux parviennent à créer une zone de libre échange entre leurs propres Etats et ceux de la grande péninsule du continent révolutionnaire.

C'est un projet de longue haleine, qui leur laissera le temps de former les alméristes, dont le colonel, avant de leur donner les moyens, le moment voulu, de faire aboutir cette révolution dont le premier élan a échoué. Entre temps, l'influence du noyau dur des premiers rebelles s'est essoufflée. Le syndicalisme global a pris le relais, laissant le champ libre aux alméristes pour raviver le sentiment de révolte qui anime toujours les petits exploitants locaux. La grande différence à dix-huit années d'intervalle, c'est l'intervention de l'Empire qui a instrumentalisé la rébellion. Le jour où le meneur almériste s'autoproclame président de la démocratie militaire des Hauts Plateaux, le gouvernement impérialiste en place décide de la date, désormais imminente, de la signature des accords de libre échange étendus à l'ensemble du nouveau continent.

Le colonel almériste connaît le général sudiste depuis une dizaine d'années. Ils se sont croisés à différentes occasions de leurs parcours respectifs à l'avant-poste ou dans l'ombre des pouvoirs officiels. Leur rapport ambigu au devoir des armes et au rôle de la défense constitue un de leurs points communs. A l'époque où le président de l'Empire est encore gouverneur d'un Etat du continent révolutionnaire, il dirige également un centre de formation stratégique opérationnel. Il invite le général, déjà très en vue dans les sphères ministérielles, à apporter sa contribution à un cours de politique militaire. Le tandem électrique formé par l'Empire et le Sud Ancien vit des jours meilleurs, du moins en comparaison. C'est avec une nostalgie très illusoire que l'on se laisserait aller à rêver à une entente qui, entre ces deux univers, n'a jamais rien eu d'idyllique. Le colonel almériste, alors brillant élément étranger recruté par les services secrets impériaux suite à ses cinq ans de service volontaire dans les corps d'élite des nations, assiste à l'intervention.

Pour la première fois, il a l'opportunité d'échanger quelques mots avec cet officier étranger, de quinze ans son aîné. Il se trouve que le lieutenant, c'est son grade à l'époque, assez cultivé, maîtrise bien le parler de son interlocuteur. L'autre témoigne d'une précision et d'une lucidité appropriée quant au rôle que son élève d'une séance va jouer quelques années plus tard dans la cour des grands. Ils seront certainement amenés à se revoir, que ce soit sur le territoire de l'Empire ou au détour de quelque couloir d'ambassade. Mais c'est sur sa terre d'origine que va se jouer le tournant de la carrière du colonel. Conscient des raisons qui ont motivé son séjour sous protectorat impérial, il a la chance d'acquérir auprès de ses formateurs les outils qui lui permettront d'aider son peuple à croire en son avenir. La contribution du futur colonel sera précieuse, même si elle n'est pas toujours appréciée à sa juste valeur.

Les démocraties ne savent pas toujours la chance qu'elles ont, et ont du mal à reconnaître ce qu'elles doivent à leurs armées. Une armée qui opère sur son propre territoire, ne serait-ce que dans un esprit de surveillance, le fait uniquement pour contenir en permanence la menace d'une guerre civile. Même un gendarme sur le bord d'une route se pose comme le dernier rempart contre cette haine à peine dissimulée que chaque civil voue à ses concitoyens. Cette incivilité compromet la liberté. L'idéal, surtout pour un pays désœuvré, serait l'institution d'une démocratie militaire. Ces termes résonnent déjà comme une victoire. Ce projet se forge entre les mains les plus puissantes du monde d'aujourd'hui.

La révolution des Hauts Plateaux a abouti, et le général est devenu le membre le plus important du Sud Ancien. Le pays de la grande péninsule du continent révolutionnaire se présente ouvertement comme une démocratie militaire, tandis que celui du vieux continent accorde à sa défense les plus importants crédits. Les deux hommes se rejoignent parce que leurs pays respectifs évoluent dans des directions moins incompatibles qu'avant. Leur ambiguïté commune réside dans leur manière de se servir de la communication dans un esprit de propagande.

Là où l'almériste cultive sont image de sauveur du peuple tout en flattant l'Empire par opportunisme, le sudiste fait mine de s'effacer derrière le nouveau projet aéroportuaire alors qu'il est devenu le seul maître à bord après son président. L'un joue plutôt la carte de l'Empire, l'autre celle de l'Union. Tous deux, du parti des privilégiés, appuient les intérêts des plus puissants au détriment des plus faibles. Peu importe que le territoire de l'un soit un pays pauvre, et celui de l'autre un pays riche. C'est tout au plus la raison du lien de subordination implicite qui existe entre eux, amplifié par leur différence d'âge mais atténué par la compétition qui oppose l'Union à l'Empire.

Les termes de démocratie militaire résonnent bien comme une victoire, comme une étrange victoire. Ils laissent présager plus d'une évolution possible. Les Hauts Plateaux pourraient instituer un parti unique, toujours assuré de sa réélection faute d'adversaires. Il deviendrait une dictature qui n'aurait de démocratique que le nom. Soit d'autres partis existeraient mais privés de tout soutien aux urnes par pression interposée du pouvoir en place sur les électeurs ou au moyen d'élections truquées, soit le parti almériste affirmerait sa souveraineté en l'attribuant au peuple même. Quoi de plus facile pour un tel régime que d'affirmer n'avoir qu'un seul parti dans la mesure où c'est soi disant le seul parti sollicité par le peuple? Le pouvoir semble alors satisfaire une demande, ni plus ni moins. Le galvaudage du terme de démocratie vise l'oubli de la notion que ce terme recouvre au profit d'une autre notion plus utile aux dirigeants. Après tout, on peut toujours mettre en avant le fait que le sens des mots évolue et que cette loi du langage s'est imposée de tout temps et dans toutes les cultures chaudes.

Que veut-on dire par démocratie? S'agit-il de confier le sort d'une nation tout entière à une majorité d'esprits faibles et peu instruits? Le résultat de n'importe quel scrutin, traduisant la reconnaissance officielle d'une minorité d'experts compétents et de ce fait dignes d'exercer leur autorité, contredit cette définition. L'orientation militariste des Hauts Plateaux se justifie par la nécessité de renverser l'ancien régime par les armes et de protéger la liberté au lendemain fragile de la révolution. Sous la tutelle à peine voilée de l'Empire, le gouvernement almériste prend l'initiative d'une autre forme de consultation. La question n'est plus: pour quel parti souhaitent-ils voter, mais: quelle orientation souhaitent-ils donner au parti unique pour lequel ils ont tous choisi d'aller voter? Les options proposées relèvent toujours d'une stratégie un peu particulière, invariablement la même au fond, celle de l'économie politique revue et corrigée par l'armée et pour l'Empire.

Côté Sud Ancien, le territoire national est bien devenu le chantier des travaux d'extension de l'aéroport de Las Perdidas. Les premières vagues du mouvement social provoqué par l'annonce du projet ne donnent qu'une faible idée de cette bombe à retardement politique. Il n'y a rien de plus littéral ni de plus transparent en terme d'intention. C'est avant tout au sens propre que le pays se retrouve sens dessus dessous. Les esprits les plus lucides ont du mal à y croire, et c'est ce qui fait la force de leur manœuvre. Quant aux exaltés de tous bords, ils alimentent le danger par les abus de leur dénigrement ou de leur complaisance. Il suffit de se remémorer les problèmes que peuvent parfois occasionner les travaux publics à petite échelle pour imaginer les conséquences du même type de démarche aux dimensions d'une surface à perte de vue. Le ministère de l'environnement et de l'aménagement du territoire affirme avoir son mot à dire, mais le budget dérisoire dont il dispose lui en laisse-t-il les moyens?

Les plus sceptiques évoquent un coup de bluff pour décrire ce qu'ils considèrent comme un programme en trompe-l'œil dont la réalisation n'aboutira jamais. Pour eux, impossible de transformer un pays en aéroport géant, capable de prendre en charge à lui seul le trafic aérien de tout un continent. Cela nécessiterait trop de temps et coûterait trop cher pour des résultats probablement désastreux. L'enjeu se trouve ailleurs. La révolution ne veut pas dire son nom, mais elle se fait au profit de l'armée. Le général vise la présidence à l'approche annoncée de la retraite du chef d'Etat actuel. Ici, on ne parle pas de démocratie militaire, mais le Sud Ancien repose déjà entre les mains de ses soldats. Remettre à ce point en cause les grandes infrastructures nationales revient à proclamer la loi martiale comme le fondement d'une nouvelle constitution, d'une nouvelle république. Il faut situer la différence entre les Hauts Plateaux et le Sud Ancien sur le terrain de l'implicite.

Le colonel partage cette analyse. Il sait, comme tout le monde, que l'humanité vit des heures difficiles. Il a côtoyé de près ceux qui depuis se sont séparés en deux camps, les terroristes et les altermondialistes. A l'instar de ses homologues, il a été hué par des activistes à l'entrée des grands forums économiques pendant que, à des milliers de kilomètres de là, se déroulaient des forums sociaux. Surtout, il a presque failli mourir pour avoir été présent au mauvais moment sur le lieu des graves attentats qui, en atteignant l'Empire, ont changé la face du monde. Il évalue d'autant mieux le risque encouru par le président sudiste, lequel veut anticiper l'irruption d'un nouveau conflit armé à l'échelle planétaire. Il apprécie l'envergue d'une telle violence et craint sa contrepartie, laquelle se manifestera d'une manière ou d'une autre par un bain de sang. Pour avoir lui-même sur les mains le sang de ses compatriotes, il comprend le besoin des dirigeants de se retrancher derrière des travaux démesurés, puis de se protéger encore en déployant leur armée sur tout le territoire et au seuil du lieu de ces travaux.

Visiteur privilégié du Sud Ancien, le colonel devine à son propre soulagement les camps, les casernes, les hangars, les chars lance-missiles et les avions de combat encerclant l'aéroport, et maudit par la pensée la menace citoyenne qu'il sent gronder de l'autre côté. La confusion de cette rumeur ne lui plaît pas davantage, car en tant que militaire il aime la rigueur de l'uniformité. En même temps, il voit dans le désordre adverse une faiblesse qu'il exploitera tôt ou tard à son profit. L'opposition, très informelle à ses yeux, comporte plusieurs aspects qui ne vont pas dans le même sens. La tendance pacifiste contredit celle attachée à guérir le mal par le mal, et ce grand sujet de désaccord au sein du mouvement se nourrit de la divergence des intérêts particuliers. Libéraux contre fiscalistes, régionaux contre nationaux, contestataires policés contre rebelles armés, ainsi se dénonce l'incivilité du monde civil.

Lui ne sait combien de temps a duré sa réflexion, au cours de laquelle les idées ne se distinguaient plus des images. Elle, de son côté, est restée immobile, les jambes croisées. La fraction de seconde où elle incline le regard vers le colonel avec un sourire discret suffit à interrompre leur solitude intérieure. Le passé s'arrête aussi de défiler en lui. Le premier, il rompt le silence.

- Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment. Je ne sais pas ce que vous avez prévu de faire, mais pour ma part j'aimerais autant rentrer dans mon pays. Mon pilote particulier n'attend que mon ordre pour me ramener.

- Vous croyez? Ce serait trop simple. Les matchs se préparent, la piste de décollage est déjà condamnée. Nous sommes arrivés à la dernière heure où les avions avaient encore l'autorisation d'aller et venir.

- Vous aussi, vous êtes venue en jet privé?

- Je ne m'en souviens plus. Je sais juste que j'ai dormi pendant tout le vol. Voilà plusieurs jours que je voyage aux quatre coins du monde. On a dû me droguer, car les provenances et les destinations s'embrouillent dans ma tête. Dès que j'ai posé le pied dans cet aéroport, j'ai eu un malaise et me suis précipitée, par mégarde, à l'endroit où vous m'avez trouvée. Peut-être, sans m'en rendre compte, ai-je laissé mes chaussures à bord.

- Ecoutez, je connais dans ce pays des personnes très haut placées qui pourraient nous aider.

- Vous parlez du président sudiste? Vous croyez qu'il nous a attendus pour faire le trajet jusqu'à Las Perdidas? Le palais présidentiel ne se trouve qu'à quelques kilomètres d'ici. A l'heure qu'il est, il a certainement rejoint l'aéroport.

- Que viendrait-il faire ici un jour pareil?

- Vous n'avez pas l'air de mesurer l'importance du football dans le monde.

- Non, en effet. Pour moi, ce n'est qu'un jeu de ballon. Jamais un joueur de foot n'arrivera à la cheville d'un soldat sur le plan de la discipline. Du reste, ce sport n'a pas encore été intégré par la culture des Hauts Plateaux. Nous n'avons pas d'équipe nationale, et les médias occultent complètement ce pan de l'actualité. Quand ils parlent de sport, ils préfèrent s'intéresser à l'athlétisme ou au football de l'Empire, dont les règles et les modalités sont pour le moins différentes.

- A mon avis, c'est pour cette raison que vous n'étiez pas au courant de l'événement, et que personne n'a même pensé à vous prévenir. Au fond, ce n'est pas si grave. Dès que le président aura été averti de votre présence, tout rentrera dans l'ordre.

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