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2.0

Chapitre 3: Nonlove (1999)

14 Juillet 2013 , Rédigé par D. H. T.

D'aussi loin elle accepte de revenir, d'un reniement cruel, brutal, entier. Rien d'étonnant. Par intransigeance elle aime ce qui la rejette. Elle s'imprime dans le refus. Bientôt elle et lui marchent le long de la mer, bordé de monuments à la pureté minérale. Comme une route à côté de laquelle il passe sans se rendre compte de son existence, il ne se demande pas si elle le comprend. Il aimerait la séduire avec des mots, une séduction nourrie de haine contre les barrières mortifères qui pourraient encore les séparer contre leur gré. Le sable se perd dans les cheveux de la femme, dont le parfum lui fait oublier le temps qui passe. Il découvre la féminité de l'écoulement des instants. Le temps n'est peut-être rien pour elle, même si elle se sait périssable. Elle glisse sur les mots. Ceux qui n'ont pas appris à la suivre ne goûteront pas cette sensation de plaisir, qui se joue des contradictions apparentes. Le sens des paroles se confond avec le souffle du vent. Le sel marin déchiffre les lignes de mort de son visage au gré de leurs errances. Cette plage n'en finit plus. Les étreintes gratuites, au début, différaient l'attachement. Une autre femme sourit au couple, complice de passage. Le plaisir durable, lui, se transforme en idéal, avec le danger de rejoindre, par excès d'idéalisme, les masses soumises à une figure dévoyée du divin. La complicité entre elle et lui tient à la distance qui finit toujours par les éloigner l'un de l'autre

Il s'imagine pilote de ligne, infidèle tout comme elle. Il fréquente les hôtesses de l'air. L'avion prend la forme d'un couloir sans fin, qui a défiguré le ciel. Les planètes ont doublé de volume et se sont rapprochées les unes des autres. Les passagers se voient absorbés par l'œil rouge de Jupiter. Par bribes de souvenirs, comme dans un rêve, des images de lieux plus familiers leur parviennent aussi, des images de vacances, de la Côte d'Azur, de l'aéroport de Nice. Cependant, avec le temps, tout est devenu plus grand. Les villes débordent de toutes parts, les immeubles s'entassent, la forêt meurt. Un temps ils avaient cru que leur survie même dépendait de cette mort. Mais c'est en tuant la forêt qu'ils ont signé leur arrêt de mort. Le monde grouille d'informations, à s'en faire mal au cerveau. L'hédonisme, poussé à l'extrême, prouve tous les jours sa cruauté ou son indifférence au malheur d'autrui, en même temps qu'il brise les chaînes de l'aliénation idéologique et du sentimentalisme excessif. Les archétypes de l'idéologie sentimentale s'incarnent dans des personnages de contes de fées à la Blanche Neige, prisonniers d'un flipper sadique les envoyant, en boule, se faire exploser contre des bornes saillantes de métal rouillé. Le ciel est une rivière du haut de laquelle le pilote distingue parfois Tokyo, New-York ou Mexico comme autant de couches archéologiques, au moins une quinzaine de strates. L'œil de Jupiter se disperse en neige rouge qui brouille les repères de la route. Voilà dix ans qu'il a perdu contact avec le poste de contrôle. Le ciel, la terre, la plage, se déroulent à l'infini. Les fugitifs ont accumulé la dette du plaisir. Ils se demandent comment ils vont faire pour payer.

Par excès face à l'excès, le pilote fuit à présent l'idéalisme. Le monde ne tient pas dans une matrice dont l'économie et l'argent seraient absents. Même sa rencontre avec elle repose sur un ensemble de coïncidences matérielles. Quand on est trop pauvre, on ne vit pas. Le point de vue hédoniste, toujours dans ses extrémités, condamne la misère au suicide. En cela, il ne manque pas non plus de lucidité. Par contre, l'assise provisoire dans l'inertie politique ambiante, libérale et sociale, montre la limite de l'épanouissement personnel exclusif et réducteur, voué à la sensation, à l'illusion d'un affranchissement face à un ordre métaphysique perçu comme castrateur. Le plaisir, maître mot. Les idéologies, objets de consommation. La fortune nourrit l'outrance, odieuse et soi disant majestueuse. Elle et lui aimeraient cette causalité. Le matérialisme devrait s'assumer ouvertement. Inutile d'invoquer la religion quand deux pays se font la guerre à cause, en fait, de ressources convoitées: pétrole, eau potable, autres.

Il s'imagine président avant de devenir pilote. Il fait l'expérience de la diplomatie, qui ne donne rien en l'occurrence. Il tente de laïciser sa nation en réaction à la dérive fanatique de la religion. Effet nul, au nom des droits de l'homme. Lui veut juste éviter de crever de soif. L'opposition lui répond que cela ne justifie pas une guerre qui, de toute façon, aura lieu. Sur le plan de la communication, il s'agit de trouver un autre motif. Lui se découvre moins cynique, au fond, que désireux de définir soi-même ses propres droits et devoirs. Ce qu'il est en train de vivre, à ce moment précis de son expérience, c'est un conflit entre principes abstraits et sensations physiques, les unes au détriment des autres. Pas de fatalité absolue. Juste une période, un orage. La débauche sexuelle devient un refuge, un exutoire.

Avant de devenir président de la république, il s'imagine semblable au personnage incarné par Jack Nicholson dans le film d'Antonioni "Profession reporter", errant jusqu'à la mort après avoir laissé son identité dans quelque village désertique d'une Afrique incertaine. Comment s'est-il retrouvé à la tête d'un gouvernement? Par contraste. Parti de rien, un homme occuperait une place de premier plan du jour au lendemain. Il suffirait de se retrouver dans une révolution, d'y prendre la parole avec éloquence, de s'ériger en meneur et de se servir des autres pour renverser d'anciens manipulateurs remplacés par de nouvelles figures tutélaires. Il a fusillé à tour de bras, abusé du pouvoir. Point de bonheur définitif, juste une addition d'instants. Une fois acculé dans une impasse, il désire sa propre mort plus que tout. Le suicide, encore lui. Non sans une fascination morbide, dans l'aveuglement, l'ivresse de la fonction, pour les tas de cadavres exhibés en trophées de guerre, entassement orgiaque. Un homme et sa maîtresse, au bout du compte étrangers et insensibles l'un à l'autre, conjuguent boucherie et volupté. L'acte pornographique se veut tout aussi mortifère, à sa façon, qu'un champ de bataille.

A part compter les cadavres, il n'a pas grand chose à faire en tant que président. La littérature viendrait de l'oisiveté. Sade n'aurait écrit que par ennui dans son emprisonnement. Dans le palais présidentiel, il y a justement une grande bibliothèque, de plus d'un million d'ouvrages, dont il s'empresse de faire traduire dans sa langue ceux qui suscitent le plus son intérêt, parfois aux antipodes de sa propre attitude. Impossible pour lui de déterminer, à la lecture de Gérard de Nerval, si Aurélia était morte ou vivante. Aucun indice explicite permettant de trancher. Du moins, aucun souvenir d'un tel indice. De même, aucune importance à différencier le rêve de la réalité. Aucun érotisme explicite non plus. La présence féminine ne vaut alors que par la distance infranchissable qui la sépare de son adorateur, lequel se complaît à projeter l'objet de son désir dans un ailleurs improbable, jusqu'à la mise en place d'un système cultuel basé sur la reconnaissance d'une déesse mère qui aurait été à l'origine de tout, véritable religion personnelle synthétisant, de manière assez poétique, différentes pratiques appartenant à un lointain passé où les noms de Vénus et d'Isis animaient les croyances. Le piédestal séparant la femme divine et son fidèle stimulerait le désir, toute métaphysique laissée de côté.

Il aimerait violer Aurélia. Il s'est laissé dire que Théophile Gautier aurait approuvé ce fantasme, de traiter Aurélia comme la dernière des putes. L'innocence dans le mal servirait de prélude à une pensée plus terre-à-terre, plus rationnelle. Par-delà bien et mal, le plaisir cherche à s'assumer. La culpabilité s'estompe. Des événements se produisent, sans rapport avec une morale quelconque. Le vertige se déplace. De l'accomplissement du mal, il passe à l'accomplissement tout court. Dans certains cas la répression intervient. Il approuve cette dernière plus souvent qu'il ne l'avoue. De là à voir de la gentillesse dans l'œuvre de Sade, il n'y a qu'un pas. Juliette trahirait son innocence en ce qu'elle agirait moins pas calcul que par pulsion. La preuve: face au récit des malheurs de sa sœur Justine, elle a envie de pleurer.

N'était le caractère bancal des personnages sadiens. Elle et lui ne cherchent pas à se perdre dans une tragédie de kamikazes face aux conventions sociales. Elle et lui veulent juste s'amuser. Ils croulent sous le poids des règles qui leur sont imposées, lianes étouffantes de leur jungle intérieure. Au gré des situations, ils adoptent de nouvelles règles, toujours en quête de plaisir pur sans trop se soucier de certaines valeurs, dans l'assouvissement des fantasmes, lot quotidien d'un monde poussé jusqu'à un seuil de tolérance qui reste à définir.

Elle fait la pute au bord de la mer, les jambes nues, vêtue d'un monokini noir et d'une paire de talons hauts. Quand son cœur cessera de battre, elle tombera en poussière et ne sera plus rien. Pas la peine de dramatiser le suicide. La société s'efforce de contrer ce dernier uniquement afin de continuer à exercer son emprise sur les individus. Place à une conception heureuse du suicide, qui permettrait d'inclure dans les mœurs une possibilité de plus pour que chacun puisse disposer de sa propre existence comme il l'entend. Le droit au suicide laisserait entrevoir la déculpabilisation de cet acte. Un art de vivre quel qu'il soit ne saurait prétendre à la complétude sans prendre en compte la manière dont le sujet concerné souhaiterait mettre fin à ses jours. Dans le même esprit, à supposer un monde meilleur où les femmes, majeures bien sûr, se prostitueraient non par nécessité mais par plaisir, ne serait-il pas absurde de leur interdire de fixer elles-mêmes leur propre prix? Jusqu'à quel point avons-nous l'autorisation politique d'exercer sur nos propres personnes une emprise personnelle?

La prostitution et le suicide: deux activités qui, dans leur spécificité, n'ont pas de rapport direct l'une avec l'autre, mais qui se découvrent un lien de solidarité réciproque dans le traitement, d'ailleurs ambigu, que toute société leur applique sur le plan de la légalité. Via l'interdiction de vendre son sexe et de se tuer, il ne s'agit de toute évidence que d'une chose: la remise en cause du droit de disposer pleinement de sa propre personne. Il faut changer l'éducation pour changer les mentalités. Ces deux investissements de l'effort humain contribueraient, si nécessaire, à l'élaboration d'une réflexion éthique personnalisée, sans volonté d'ériger les lois statistiques en règles normatives. Or, par le biais de schémas psychologisants opposant l'enfance à l'adolescence et l'adolescence à l'âge adulte, on définit de manière plus ou moins autoritaire des cadres comportementaux avec pour résultat de culpabiliser les sujets échappant naturellement à de telles restrictions dans leur appréhension du débat publique. Le rapport entre ces contraintes et la double question de la prostitution et du suicide induit un degré de difficulté supplémentaire lorsqu'il vise une réforme de l'éducation. Le politique dévoué à cette cause se heurterait, de ce seul point de vue, à une résistance massive, structurelle. Poser la question sur un champ de bataille donnerait encore plus d'ampleur au scandale.

Il en revient à Nerval, ou au reporter Nicholson d'Antonioni. Il erre dans le monde. Cette errance entraîne des complications qui le mèneront peut-être un jour au suicide. Elle ne devra théoriquement éprouver aucune peine le jour où il ira se jeter. Qu'elle aille plutôt dans une partouze. L'empathie encouragerait la coexistence de systèmes différents, voire contradictoires mais dans le respect mutuel, pas de quoi s'attrister. A bien y regarder, le culte de Vénus ne manque pas d'attrait érotique. Reste à ajouter l'audace et la sérénité, soit la force tranquille.

Rétrospective. Un jour, il tombe amoureux d'une fille. A travers sa passion pour elle, il sent planer un air de nostalgie, nostalgie d'une meilleure époque, plus douce et plus insouciante. Mais la société entrave toujours le désir. Reste pour lui la divinisation de cette femme aimée, qu'il rêve dans un passé où les visages féminins se confondent au sein d'une maison accueillante, antithèse de la menace que constitue le monde extérieur. Elle se perd dans la figure de la déesse mère, au plus près de la fonction régénératrice universelle sous sa forme la plus pure. Comme ce n'est qu'une tentative d'épanchement du rêve dans une réalité qui finit toujours par le ramener à ses contraintes vitales, il décide d'aller faire un reportage en Afrique, sur la trace de quelque religion ancienne et de facture féminine. La modernité aidant, forte de ses révolutions historiques, le voilà baroudeur, toujours viril et désabusé. Un jour, devant le miroir d'une chambre d'hôtel, il réalise qu'il ne se reconnaît plus, et décide de renoncer à son identité première, s'emparant des papiers d'un cadavre qui lui ressemble, avant de tenter une nouvelle vie, celle d'un président de la république, d'un pilote de ligne.

Que l'histoire d'"Arria Marcella", signée Théophile Gautier, se passe à Pompéi, voilà qui associe encore et toujours l'érotisme à la destruction. Arria et son amant le jeune Octavien, tous deux défiant Arrius en secret, fantasme adultère. Mais dans les rêves seulement. Dichotomie entre le principe de plaisir et le principe de réalité. Fétichisme également, à la limite de la nécrophilie: la forme des seins d'Arria conservés par la lave. En somme, à chaque fois que les amants se retrouvent, c'est une nouvelle ère archéologique qui fait surface. Elle et lui appartiennent à un lointain passé, se voient déjà comme des pièces de musée.

Ils s'installent dans une maison sur la plage. Il fait des châteaux de sable comme un adulte, pour le plaisir mais consciencieusement. De loin, elle l'observe, les cheveux au vent. Elle le sait fragile. Le sable s'écoule entre leurs mains. Ils se comprennent, s'amusent à inventer un mari à cette femme. Inventer, car il n'y a qu'elle et lui. Le double, rival ou complice, n'existe que dans leur délire, ne vaut que par son éloignement.

La plage se déroule au gré de la marche d'une maîtresse et de son amant, éphémères dans leurs engagements mais d'une étrange persistance. Le pilote de ligne séduit toutes les hôtesses dans un ciel immense, au-dessus d'un vertigineux amoncellement d'immeubles, échappant à la tour de contrôle. On apprend comment, à partir de rien, il a su profiter des circonstances d'une révolution pour s'imposer à la tête d'un gouvernement, fort de pouvoir faire fusiller à sa guise. La tuerie se compare à un acte sexuel. L'ennui de sa condition d'homme politique le pousse à lire des livres qui le fascinent par leur différence, comme "Aurélia" de Gérard de Nerval. Paradoxalement, cette œuvre témoigne d'une prise de distance dans laquelle il se reconnaît. Son désir de violer Aurélia s'accompagne d'un plaidoyer en faveur d'un comportement par-delà bien et mal. Elle se prostitue. De la prostitution, passe à l'image du suicide. Pourquoi ne pas légaliser ces deux manières de disposer de son propre corps? Pourquoi ne pas enseigner cette vérité? Il erre dans le monde, s'identifie à Nerval, avec pour transition chronologique le personnage incarné par Jack Nicholson dans "Profession reporter" d'Antonioni. La menace du rival imaginaire se déplace dans un décor pompéien, plaisir destructeur de la relation entre une maîtresse et son amant, lesquels se rejoignent en traversant l'archéologie de leurs expériences respectives et qui les ont, pendant un temps, séparés.

Le pilote finit par atterrir. Il a bien fait son travail. Les hôtesses lui déroulent le tapis rouge. Il gagne bien sa vie, paie la dette du plaisir. Il a sauvé les passagers d'un grand péril, l'œil rouge de Jupiter. Il a dénoncé un trafic de stupéfiants au sein du service des douanes. Ses faits d'armes l'ont rendu riche et célèbre. Deux histoires se battent en duel à distance. Le double serait allé chez elle, à la maison de la plage. Déçu de la trouver seule. La confrontation n'aura pas lieu. La mort est un soulagement. Elle aurait aimé se faire prendre par devant et par derrière en même temps, double pénétration anale et vaginale. Baisée, sodomisée. Le prix à payer pour devenir hôtesse à son tour, embarquer au prochain voyage.

L'avion n'est déjà plus qu'une cicatrice légère dans le ciel convalescent. La piste désertée se fond dans l'échec lointain de la plage. Elle s'allonge sur la terrasse, s'adonne à la paresse. Le double reste en marge du décollage. Les muscles endoloris par l'effort, il espère se diriger vers leur maison, et sa voix tremble déjà. Voué au passé, désormais loin du monde, il devient philosophe. La rupture de sa marche contre l'amour n'aura d'autre issue que le suicide. Le monde se meurt lentement. De l'intérieur, il s'est assis contre la lourde porte d'une cathédrale à Vienne, en Autriche, afin d'en bloquer l'accès aux visiteurs. Pourquoi l'Autriche? A cause de Freud. Elle, de son côté, pense plutôt à se faire enculer à Los Angeles. Pourquoi la Californie? A cause de Larry Flint. Trêve de style, de mots torturés, de compassion machiavélique. Il repart pour dix ans à bord de son avion.

Sur le fil du suicide. Elle et lui aspirent à une plus grande liberté, donc à un plus grand nombre de choix possibles. La loi devrait tout autoriser entre adultes majeurs dans les limites du consentement mutuel. Ils ne reconnaissent comme engagements que ceux qu'ils ont pris eux-mêmes, tant que durent ces engagements d'un commun accord. Entre folie et poésie, une distance. Entre l'homme et la femme, aussi.

Les limites de la théorie du genre. L'idée d'une inversion vestimentaire n'est qu'une mascarade, une parodie. Force et empathie présentes toutes deux chez l'homme comme chez la femme, voilà le véritable fil conducteur de la subjectivité telle qu'elle devrait se rencontrer aussi bien chez l'homme que chez la femme. Que les hommes demeurent solides, à condition que les femmes ne renoncent pas à leur douceur, et que ces deux qualités ne s'excluent nulle part. Quant à la représentation littéraire de la femme, elle repose sur les mots et sur l'imagination comme toute littérature. C'est une femme née de plusieurs figures féminines qui coexistent en elle. Ce que la littérature suggère, c'est la possibilité que cette femme puisse exister non seulement dans les livres mais aussi parmi les femmes de chair et de sang.

Les limites de la théorie du genre. Dans un premier temps, reconnaître que le je et le tu, contrairement à lui et à elle, n'ont pas de marque sexuée dans le discours. Dans un texte de polyphonie narrative, où les mots jonglent entre les voix, le je et le tu désigneraient indifféremment l'homme ou la femme. Dans un deuxième temps, préciser que la situation et le contexte d'énonciation informent la sexualité du je et du tu dans le discours. Hors d'un texte de polyphonie narrative, quand les mots cessent de jongler entre les voix, le je et le tu se rapporteraient nécessairement soit à un homme, soit à une femme. D'abord, un premier sujet masculin. Ensuite, l'introduction d'un deuxième sujet, féminin, équivaut à une source de variations littéraires.

Elle et lui aspirent à une certaine égalité, un intérêt commun. Complices partageant une même représentation confidentielle de la cruauté, dans les limites de deux esprits ouverts à toutes leurs possibilités, ils laissent la poésie érotique comme une trace de leur passage. Cette trace, révélant une architecture, devient un monument doté de vitraux translucides, la présence au monde malgré tout, autant que l'espoir d'un autre monde. L'écho de l'ivresse brise ces vitraux, qui deviennent des éclats de rire. Car entre le sexe et le rire, il y a l'ivresse dionysiaque, carnavalesque, l'inversion des valeurs comme destruction préalable à une reconstruction meilleure. Soit le rire guérit le monde, soit il en crie la douleur, à moins que ces deux options ne se rejoignent dans l'absurdité même qui déclenche le rire. La cruauté s'épuise dans la générosité.

Elle et lui ont l'idée de tourner un film policier érotique, corridor visible de leur maison perdue sur la plage. Tension de l'enquête à résoudre, épanouissement charnel. Un équilibre. Peut-être aussi un moyen de gagner de l'argent, dans le meilleur des cas. Une femme riche tient à distance et sous pression le flic chargé de l'enquête. Un scénario à la Columbo, qui aurait eu des résonances chez Cassavetes ou chez Wenders. A la fois devant et derrière la caméra, l'acteur réalisateur se rêve en Méliès, en Chaplin, saturant l'écran par l'hypertrophie du geste, le débordement physique permanent. L'agitateur marque de son empreinte la scène jusque dans ses moindres recoins. La démultiplication du personnage chez Méliès grâce au procédé de surimpression, "L'homme-orchestre", de même que le double chez Chaplin, "Le dictateur", visent à rendre l'image de l'artiste exagérément présente. Leur omniprésence et leur surinvestissement de la pellicule virent au comique, à l'outrance contagieuse. Couleur ou noir et blanc? Bonne question. Avant de devenir producteur de cinéma, il s'imagine en président de la république responsable d'un génocide. Silence, on tourne.

Vient le moment d'interroger le spectateur, de savoir ce qu'il en pense. Les uns déplorent l'absence d'accent dans l'écrit, impropre à restituer les aspérités géographiques de la langue orale, aimeraient pouvoir situer la plage infinie dans un pays donné, ou que la plage se transforme en une étendue glacée qui, par contraste, valoriserait d'autant mieux la chaleur érotique. Les autres espèrent voir apparaître, comme en peinture, le visage de la femme, même si, à premier abord, ils ont moins décelé dans le récit un univers visuel qu'un problème de mots, de positions partagées: on n'en finit pas d'avancer dans le couloir de l'avion, mais on ne s'en plaint pas non plus car une douceur ambiante prend le temps de s'installer. D'autres encore ont été sensibles à la dimension politique du texte, au fameux parallèle entre la guerre et la sexualité, à l'importance de s'enrichir de l'actualité pour dépasser le sadisme par une prise de conscience des événements tels qu'ils se déroulent et tels qu'ils sont vécus hors du champ spectaculaire et désincarné des caméras. Et l'amour? Et Dieu? La poétique du récit ne devrait pas gêner son déroulement romanesque.

Il voit une femme ensanglantée. C'est elle. Elle porte le soleil dans son cœur. Il la brûle de l'intérieur. Le vent a emporté tout le sable de la plage. Un meurtre vient d'être commis dans la villa d'un milliardaire sur la Côte d'Azur, quelque part entre Monaco et l'Italie, mettons à Roquebrune-Cap-Martin. Du moins, c'est ce que prétend sa maîtresse, qui est aussi sa protégée. Le corps de la victime reste introuvable. Le flic chargé de l'enquête tue le temps comme il le peut dans la cage dorée de la grande propriété dominant la mer. La femme ne le laissera partir que quand il aura résolu le problème. Il voit une femme ensanglantée. C'est elle. Elle a trouvé refuge à l'ombre d'une cité, dans le nord.

Lui se plonge dans la lecture d'"Atala" de Chateaubriand, la fuite éperdue d'une maîtresse indienne et de son amant indien lui aussi, tous deux appartenant à des tribus ennemies. Violer Aurélia déesse, puis Atala fausse prude. Près d'une maison au bord de la mer, il fait des châteaux de sable pendant qu'elle l'observe de loin. Le double espère toujours leur rendre visite. La confrontation des doubles risque de tout détruire. Elle nourrit des pensées obscènes. Un passager se retrouve abandonné sur la piste d'atterrissage, blessé, se traînant vers la plage. Le voilà reparti pour dix ans de vol. L'Autriche, patrie de la psychanalyse. L'égalité entre hommes et femmes, condition sine qua non de la liberté individuelle. La femme-littérature, image recomposée de plusieurs femmes réelles ou imaginaires, existant ou pouvant exister. Le projet d'un film policier érotique, énigme dynamique des rapports meurtriers entre un homme et une femme. Fuite des images visuelles. Visage différé. Hauteur ombrageuse des immeubles d'une cité du nord, au milieu d'une place immaculée dont les remparts, au loin, laissent deviner des canaux de glace qui s'étendent à l'infini. Elle saigne toujours.

Revenir d'une expérience psychiatrique, étudier pour s'en sortir. Dans "Un aller simple" de Didier Van Cauwaelert, Aziz, le personnage principal, compense son statut d'orphelin par les racines imaginaires qu'il puise dans un atlas des légendes du monde et qui deviennent, à force d'y croire, ses racines réelles. Un procédé que tout amnésique peut reprendre à son compte. Il ne se souvient de rien. A besoin de prendre l'air. Pense toujours à elle. Va la rejoindre dans le nord. C'est une femme ensanglantée, murée dans le silence de son emprisonnement volontaire, par moins dix degrés en cette saison. Lui se souvient avoir été baroudeur du désert, président de la république, pilote de ligne. Une petite fille aurait aimé qu'il y ait des lapins dans l'histoire. Les parents évitent de parler de la manière dont on traite les animaux en ce bas monde, l'élevage industriel intensif, cette pauvre chair d'ailleurs immangeable qui souffre, entassée dans des cages. Le lapin fermier disparaît malheureusement au profit des usines de lapins. Le mieux, dans un monde pourri, est de ne pas faire d'enfants, pour éviter que les enfants souffrent de la connerie de leurs parents. Tant mieux si cette putain d'humanité de merde disparaît. Bon débarras.

Le stylo ou le clavier d'ordinateur servent d'abord de défouloirs. Passé ce stade initiatique, l'auteur devient plus exigeant. Mais il ne faut par perdre de vue la dimension empirique de l'écriture. L'importance du cadre. Il se revoit encore sur le lit de sa chambre, dans l'appartement de cette femme, laissant libre cours à sa pensée, pendant que l'écran clignote. Il a besoin de s'adresser à elle. Il ne faut pas qu'elle s'en aille. Il se raccroche à son pâle sourire. Jamais auparavant il n'avait ressenti le besoin d'étreindre l'expression d'un visage. Il se souvient de la vulgarité comme d'un moyen de surmonter une angoisse. Il n'y a jamais eu de cynisme. Le moment de la première confrontation entre le texte et le lecteur prend toujours à ses yeux la valeur d'un verdict au sens étymologique du terme, impliquant soit un acquittement, soit une condamnation, à cette différence près, que le jugement rendu se doit toujours de reconstruire l'œuvre à la mesure de sa justice. Dans un autre contexte, un verdict peut détruire.

A quoi le milliardaire doit-il sa fortune? Pourquoi sa villa se trouve-t-elle précisément à Roquebrune-Cap-Martin? Faut-il garder l'ambigüité du terme de protégée désignant la femme, ou faire de celle-ci une prostituée de luxe, une amante, une simple amie, sinon une parente dissimulée? Pourquoi fait-elle appel à cet enquêteur plutôt qu'à un autre? A quoi passe-t-il ses journées? Son travail a-t-il seulement une raison d'être? Qu'en est-il du film? De l'érotisme? Des zones d'ombre?

Dans un autre registre, "Atala" montre bien qu'une œuvre littéraire n'est pas un texte comme les autres, à travers l'association des "premières amours" et de la "crainte du bûcher". Il retrouve le fil de leur histoire, à elle et à lui, elle qui saigne, lui qui s'épuise dans un rêve. Les paroles de Chactas mettent Atala à distance en même temps qu'elles indiquent le souhait éprouvé par le prisonnier de s'unir à elle. Il y a un lien entre cette distance paradoxale et sa relation avec elle, la relation entre elle et lui. Elle existe. Il l'a rencontrée. C'est vrai.

La personnalité de cette femme, sur le fil, permet de mieux comprendre l'allusion à la prostitution et au suicide comme droits de disposer de son propre corps. Demander à quelqu'un s'il existe revient à rechercher les limites par lesquelles il traduit son rapport au monde. Les individus authentiques ne jouent pas des rôles. Ils tiennent leur place, ce qui est différent car cela signifie qu'ils ne font pas semblant. Leur parole et leur action ont autant de vérité que leur vie intérieure. Ces trois notions correspondent, du fait des conditions matérielles systématiques qui leur sont imposées, à des plans différents du champ de perception empirique, n'impliquant pas forcément que penser, dire et faire doivent être en adéquation, ni a fortiori qu'ils doivent l'être selon une hiérarchie qui accorderait arbitrairement une plus haute valeur de vérité à l'intériorité qu'à l'extériorité. La prostitution physique est plus respectable que la prostitution morale. La fille de joie ne fait que louer son corps. L'opportuniste cynique vend son âme, si tant est qu'il en ait une. Idem pour les vendeurs de papier sacrifiant l'art sur l'autel de l'utilité sociale et de l'impératif économique.

Le joueur du langage, qui joue donc avec les mots, s'appuie sur un ensemble de procédés rhétoriques dont la combinaison, sans arrêt reformulée dans l'ordre d'une succession de codes basés sur les mêmes numéros, aboutit, en suivant le fil de ses idées, à un paradigme éthique. La narration se définit comme le fait de raconter l'histoire, non plus d'un sujet au sens strictement anthropomorphique du terme, mais d'un discours objectif et subjectif en tant que structure possible de pensée et de comportement. C'est l'essai narratif.

Donc il s'agit d'un jeu. D'un jeu de construction nommé, au sens large, poésie. Mais ce qui ressort de ce jeu dépasse la seule dimension esthétique, pourtant fondamentale, car la poétique du récit construit une pensée, un rapport au monde. Il s'agit bien en même temps d'une œuvre narrative, romanesque, car le cheminement de cette pensée, qui passe forcément par les mots, n'est pas conditionné par les règles définissant le discours philosophique au sens d'un traité d'Aristote, de Descartes, de Kant, de Foucault, de Deleuze. Il y a bien une histoire, l'histoire d'un homme et d'une femme, son histoire à lui et son histoire à elle. On définit des positions, on introduit un je, un tu, on voit comment ces deux personnes, un homme et une femme, vont se compléter dans leur relation. Le roman résonne dans l'essai. La philosophie trouve là une autre passerelle entre son propre monde et celui de la littérature, en plus du roman philosophique bien connu de Voltaire, de Camus, de Sartre. Le cheminement éthique se poursuit en débordant le cadre du livre.

Lui enquête sur un meurtre dont il ignore tout de la victime, qui d'ailleurs n'a pas été retrouvée. Il loue ses services à la femme qui le retient prisonnier de ce mystère. La victime n'est probablement nul autre que lui-même, épuisé, lentement poussé au suicide. Qui va financer le film? Des milliardaires anonymes. Pourvu que les idées abondent, l'argent suivra. Et la vierge des premières amours se chargera de conclure. Le je, fiction première, et le tu, fiction secondaire, s'engendrent mutuellement. Les livres se nourrissent de livres et produisent d'autres livres. Mais, le point de vue interne appelant le point de vue externe, il faut aller plus loin que l'encre sur le papier. Revenir à l'usage du corps. Son propre corps contre le corps de l'autre, le corps d'une femme.

Il se promène dans sa propre vie, dans les couloirs du passé, dans les vieilles demeures, belles demeures, dont il prend soin, en baissant la tête, de ne pas heurter les lourdes poutres en bois. Une tête qui pense n'en est pas moins vulnérable. Un accident matériel peut en venir à bout, là où les hystéries collectives, les lynchages médiatiques et les consensus irrationnels le laissent de marbre. Il n'attire pas la sympathie de ceux qui se sentent à l'aise dans l'air du temps. Que les autres s'accordent sur un point, il redouble de méfiance. Il y a de quoi. Dérisoire modernité qui détruit la planète avec ses usines, ses barres d'immeubles, son humanité grouillante, ses détritus, ses temples de la consommation, ses lieux de loisir qui bradent jusqu'à leur vocation première, celle de divertir, à force de vouloir rentabiliser. En témoignent la vie nocturne, sa fausse euphorie festive, ses boîtes de nuit d'une autre époque, époque où la modernité croyait encore en elle-même. Elle y croit de moins en moins. Les boîtes de nuit, c'est pour les jeunes. Même les jeunes s'y ennuient. Surtout les jeunes. Même jeune, il s'y ennuyait. Aujourd'hui, il se demande si elles existent encore. Il avait du mal à se faire traîner sur la piste de danse. Il n'y dansait pas. Quand la boîte louait les services d'une actrice porno, elle peinait à faire bander les clients en se frottant contre eux. Trop de professionnalisme tue le porno. Quoi d'autre? Encourager le pays à gagner la coupe du monde de foot? Aucun intérêt. C'est fini, tout ça. Pas moyen de draguer non plus, à croire que les filles n'allaient jamais en boîte pour se faire draguer, mais pour passer une soirée tranquille avec leurs potes. C'est royal au bar. Il quitte le bar, quitte la boîte, quitterait le monde s'il le pouvait. Les seuls qui font bien leur boulot, ce sont les videurs. Et encore.

On lui propose de s'engager dans l'armée. Il accepte. Une première femme l'interroge sur son passé. Il se met alors en quête des visages du passé, ou plutôt s'enferme dans un grenier pour les laisser venir à lui. Une deuxième femme le surprend dans une pièce pleine de bouteilles vides, probablement le même grenier, trouvant cet agencement décoratif. Une troisième femme, en colère pour des raisons qu'il ignore, décide de tout casser sur place, tente de l'agresser à coups d'éclats de bouteilles de verre. Il se revoit sur un parcours de golf avec la première femme, victime d'une agression. Immobilisé au sol, une voiture de golf lui roule dessus. Paralysé au volant de cette voiture suite à un coup reçu à la tête, il va se planter dans un ravin. En pleine tête, il se prend une balle de golf qui lui fracasse le crâne. Trois images d'une même agression. A son tour, il aurait agressé la deuxième femme lors d'une partie d'échecs dans le grenier. Impossible de valider la violence de ces souvenirs qui lui reviennent pourtant comme s'il avait vraiment subi ou commis ces actes. La troisième femme aime le sexe violent. Il y voit un rapport avec la scène des bouteilles brisées mais ne parvient pas à recouper les deux événements. Elle prétend avoir été victime d'une tentative de viol, se décrit, bien qu'adulte, comme une écolière trainée dans la boue, humiliée dans la cour d'école. Elle saigne. Les trois femmes ne sont qu'une. C'est elle.

Pourtant il n'y a pas d'amour exclusif. Il n'y a pas d'amour du tout, sinon dans la consommation de l'acte. Deux hommes partagent une femme. Deux femmes partagent un homme. Cet homme attend des deux femmes qu'elles couchent entre elles, car tout le monde aime les femmes puisque c'est de là, les femmes, que viennent les hommes et les femmes. Il n'arrive toujours pas à se persuader que la rupture avec la deuxième femme, qui n'est qu'une composante de la femme unique, résulte de sa propre violence à lui. Les souvenirs sont nets. Mais sans conviction. Comment assumer, par ailleurs, un amour exclusif ou non, quand l'amour n'existe pas plus que l'attachement qui l'aurait poussé à la violence? Hétéro, il les baise toutes dans l'instant, sans engagement donc sans violence non consentie. Une autre femme aurait précédé les trois autres. Il s'avoue fétichiste des pieds de cette femme, du nylon et des talons qu'elle porte. Cette autre femme forme un duo avec une autre femme qui s'équipe de godes ceintures pour pénétrer sa partenaire par derrière pendant que l'homme la pénètre par devant, et inversement: pour pénétrer sa partenaire par devant pendant que l'homme la pénètre par derrière. A l'aube, chacun retourne chez soi en marchant sur la plage. Les silhouettes se séparent.

Ancien baroudeur, président, pilote de ligne, le voilà écrivain professionnel. Tous les volumes de son œuvre ont été traduits dans toutes les langues. La reconnaissance dont il bénéficie ne connaît aucune limite. Il aime parler de la condition humaine, de l'actualité en général, des médias, du web, du sida, et baiser toutes les femmes qu'il peut en prenant ses précautions. Son histoire est celle de quelqu'un qui a réussi en racontant n'importe quelle histoire, car une histoire qui aurait pu être la sienne autant que celle de n'importe qui d'autre. Ce soir il reçoit chez lui la vierge des premières amours, une fille majeure mais vierge. Elle dévisage l'appartement de son hôte. Elle s'imagine déjà en maîtresse expérimentée. Il lui fait mal et la fait jouir. La vierge des premières amours, qui n'est plus vierge, est l'autre femme qui baise l'autre femme avec un gode ceinture. Le lendemain ils se retrouvent tous les trois, lui et les deux femmes, tous trois attentifs au lieu de leurs ébats, au mobilier, à leurs vêtements traînant au sol, au parfum de leurs partenaires, à l'importance de trouver le bon équilibre, la bonne position, la combinaison des trois corps la mieux adaptée à l'instant.

Le dernier livre de cet écrivain raconte l'histoire d'un espion qui se fait mystérieusement tuer sur le web, assassinat virtuel l'empêchant de poursuivre son enquête autour d'une multinationale spécialisée dans la nourriture transgénique. Sans prétendre mener ses investigations dans la vie réelle, il est néanmoins obligé de quitter immédiatement son poste de travail, et découvre que la foule prolétarienne, elle, n'a pas déserté les rues pour s'enfermer avec les ordinateurs, contrairement à la caste dirigeante à laquelle il a le bonheur et le malheur de ne plus appartenir depuis son décès informatique. Ayant perdu l'habitude, depuis vingt ans, de cette confrontation directe avec l'humanité grouillante, il tombe gravement malade, contractant un virus nouveau dont les médecins attribuent l'origine de la transmission au changement brutal de rythme biologique dans le passage du virtuel au réel. Des statistiques démontrent en effet que le contact prolongé de l'organisme avec les ordinateurs au détriment des relations humaines modifie le système immunitaire, facilitant l'accès à des éléments peut-être présents dans l'air depuis longtemps, mais qui ne se sont révélés en tant que virus que récemment à l'époque, soit dix ans après la découverte du sida. Le recul étant encore dérisoire, c'est sans espoir en ce qui le concerne que l'espion accepte de servir de cobaye pour la mise au point de traitements.

Ce qu'il ignore, c'est que le laboratoire auquel il est obligé de s'adresser appartient à la multinationale en question. Suivant à contrecœur les séances d'ordinateur qui lui sont prescrites, il subit la greffe d'une puce informatique sensée agir à la sortie pour empêcher le développement du virus, et qui est en réalité une clé de surveillance. Pendant ce temps, il s'efforce de prendre contact avec un autre agent de son service, ce qui lui est formellement interdit, à cause du danger que représente la circulation des informations. Mais dans l'incapacité d'agir sans le recours au web, il lui faut utiliser le site d'un de ses collègues, car il doit poursuivre sa mission coûte que coûte. En l'occurrence, c'est une femme qui se présente, lui permettant d'accéder à toutes les informations voulues, révélant les résultats d'analyse du laboratoire agro-alimentaire: à long terme, la consommation de maïs transgénique risque de provoquer la dégradation irréversible de certains neurotransmetteurs.

Cette femme, après avoir séduit l'espion et couché avec lui, s'empare des informations et l'abandonne. Quand les journaux, grâce à elle, publient le scandale, le laboratoire médical tient l'espion pour responsable de cette transpiration, et décide de le faire hospitaliser définitivement, afin qu'il meurt à petit feu. Ce qui n'était qu'un meurtre virtuel doublé d'une surveillance devient une exécution sournoise. Mais la puce s'agite: ayant inopinément capté le code d'accès au site de l'espionne, c'est bientôt tout le service secret qui risque d'être découvert par la firme. L'espionne est alors chargée par ses supérieurs de réparer son erreur, sous peine de mort. Déjouant les systèmes de sécurité de l'hôpital, elle s'introduit de nuit, par le plafond, dans la chambre matelassée où l'espion porte à présent une camisole de force. Là, elle pense le tuer dans son sommeil et entraîner ainsi le processus de dégradation de la puce, mais elle se trompe car, ayant prévu le coup, le laboratoire a transféré, pour la nuit, l'espion dans le sous-sol secret de la même cellule, d'où il gagne l'extérieur par le plafond.

De nouveau repéré par sa collègue prise à la gorge autant que lui, il accepte le marché qu'elle lui propose: s'il lui remet la puce, qu'elle peut obtenir par le biais d'un contact, un chirurgien clandestin, alors elle peut envisager de passer dans l'autre camp en travaillant pour la firme. En échange, elle lui cède son site web, qu'il peut utiliser à son nom pour guérir de sa maladie en retrouvant son ancien rythme biologique, dans la mesure où leur service secret ne retient aucune charge contre lui, si ce n'est celle de la puce de surveillance, dont il sera soulagé.

Par malheur, on s'aperçoit que le virus a perverti la petite pièce, qui n'a jamais été lisible. Réhabilités par le service, ils comprennent que ce dernier les a téléguidés depuis le début dans le seul but de s'emparer, par le biais de la puce en contact avec la maladie, des informations du laboratoire médical sur cette dernière, pour l'espionnage scientifique et la concurrence. Ce qu'ils ne sauront jamais, c'est que la firme et le service secret appartiennent en réalité à la même entreprise, qui s'est servi d'eux dans une mise en scène destinée à déjouer les lois anti-trust. Le couple d'espions écrit un best-seller pour expliquer au grand public ce qu'elle et lui pensent avoir compris alors qu'ils n'ont rien compris, ce qui ne les empêche pas de gagner beaucoup d'argent. Finalement, et c'est ce qui fait le succès de ce roman, tout le monde s'efforce de trouver un sens à l'histoire, ponctuée de nombreuses scènes érotiques d'autant plus appréciables. On peut parler d'une réussite.

D'aussi loin elle accepte de revenir, d'un reniement cruel, brutal, entier. Rien d'étonnant. Elle partage les mêmes idées que lui. L'histoire accomplit un processus d'individuation. La personnalité de chacun et de chacune importe moins, pour l'instant, que l'individu en tant que tel et sa déclinaison sexuée: un homme, une femme. Longtemps l'écriture, trace de leurs échanges, s'attachera à l'individu en tant que processus distinct des histoires particulières et des caractéristiques personnalisées, à l'exception du sexe. Tout en s'écartant du freudisme, elle le rejoint via l'importance accordée à la détermination sexuée, sexuelle. Au fondement de l'identité, deux êtres, un homme et une femme, s'attirent physiquement parce que, physiquement, ils sont différents. La différenciation physique, évidemment perceptible dans la nudité, trouve un prolongement dans l'apparence vestimentaire.

Le corps de l'homme est abrupt, carré, sec, convexe, expansif mais sobre, gagne à porter des tenues amples ou, dans le cas contraire, c'est sa musculature qui transparaît sous les vêtements, non les vêtements qui épousent la musculature. Le corps de la femme est transitif, rond, humide, concave, replié sur soi mais raffiné, gagne à porter des tenues moulantes ou, dans le cas contraire, ce sont toujours les vêtements qui épousent les formes, non les formes qui transparaissent sous les vêtements. Quand l'homme n'est pas musclé mais gros, il continue de se trahir, même si c'est un homme introverti. Quand la femme n'est pas ronde mais mince, elle continue de se cacher, même si c'est une femme extravertie.

Psychologiquement, c'est le courage que l'homme doit mettre en avant, même si elle le devine fragile. Par ce courage, l'homme montre son aptitude à l'éventualité du combat autant que sa volonté protectrice. Cette dernière prouve que l'homme est capable d'altruisme, cœur et raison d'être de son courage. Psychologiquement, c'est la compréhension que la femme doit mettre en avant, même s'il la devine intransigeante. Par cette compréhension, la femme montre son aptitude à la pacification autant que sa volonté réflexive. Cette dernière prouve que la femme est capable d'amour propre, cœur et raison d'être de sa compréhension.

Courageux dans un premier temps, l'homme apprend la compréhension dans un deuxième temps. Compréhensive dans un premier temps, la femme apprend le courage dans un deuxième temps. La maturation travaille chez l'un comme chez l'autre à compléter l'esprit de chacun. La mise en avant du courage ou de la compréhension doit toujours être calme, posée, sereine, invisible, sinon elle trahit une fragilité ou une intransigeance excessives alors que, modérément ou exceptionnellement, fragilité ou intransigeance ont un côté touchant, émouvant, chez l'homme comme chez la femme. Cette complémentarité entretient l'amour, l'harmonie entre l'homme et la femme. Physiquement et psychologiquement.

Par un renversement non plus freudien mais lacanien, ce qui implique d'avoir intégré les bases décrites précédemment, l'homme et la femme peuvent rechercher le plaisir au détriment de l'amour. Parce que le monde rend l'amour impossible. Parce que, même rendu possible, l'amour exclusif risque de se tuer soi-même, jusqu'à la négation des individus au profit d'un état fusionnel que les individus vont disloquer, en quête d'une issue à leur emprisonnement. Parce qu'il vaut mieux mettre un terme à une relation amoureuse tant que l'amour dure encore, au lieu de le gâcher par la suite. Parce qu'un couple n'est pas forcément une histoire d'amour.

Par un renversement non plus freudien mais lacanien, ce qui implique d'avoir désintégré les bases décrites précédemment, la femme va se plaire à traiter les hommes comme des objets autant que l'homme va se plaire à traiter les femmes comme des objets. Mieux encore: la femme va se plaire à se considérer elle-même comme un objet pour les hommes autant que l'homme va se plaire à se considérer lui-même comme un objet pour les femmes. En se servant de l'autre pour jouir, l'homme et la femme se déconsidèrent mutuellement, chacun se déconsidérant soi-même, et se détruisent temporairement. Ce qui passait pour du machisme, de Don Juan à Casanova, trouve en fait son équivalent chez la femme, indépendamment de l'influence hypothétique de l'homme sur la femme, dans la mesure où le désir féminin a sa propre détermination autant que le désir masculin a la sienne.

Il signe son best-seller ce soir. La plupart des personnes présentes à la séance de dédicace n'ont pas lu le livre et ne le liront pas. Cette hypocrisie ambiante renforce son plaisir à considérer les femmes de la soirée comme des salopes ou des putes qu'il a envie de baiser, comme de la viande qu'il retournerait dans une poêle à frire. Parmi les femmes présentes, au moins une éprouvera le plaisir de se sentir elle-même salope, pute ou viande, celle qu'il va inviter au restaurant et avec qui il va passer la nuit. En cela, ni leur sensibilité, ni leur intelligence ne seront mises en cause. Ils parlent du best-seller, des personnes présentes à la séance de dédicace, mais ils s'en foutent. Parce que l'indifférence est un choix. Parce qu'ils ont tous deux autre chose à l'esprit, la même chose. Alors ils baisent. Il la baise. Elle se fait baiser. Elle profite de lui autant qu'il profite d'elle. Il se rabaisse à elle autant qu'elle se rabaisse à lui. Depuis le début on se doute bien qu'elle et lui portent des prénoms, mais on s'en fout. Les prénoms sonneraient faux, ne rimeraient à rien ni à personne. Autant les faire disparaître. Même les descriptions physiques n'auraient aucun sens. Les derniers retranchements de l'intimité n'ont pas d'état civil, pas de forme, pas de couleur, pas d'odeur, pas plus que la boue humaine. C'est ça aussi, l'absence d'amour, le nonlove, anglicisme où la perversité catholique latine se fait récupérer par l'éthos protestant individualiste.

L'individu s'abîme pour mieux se réparer. En attendant, il s'efface autant qu'il s'affirme. Les plus beaux discours sur l'amour, une fois socialisés, se laissent corrompre tout en gardant intacte leur signification. C'est le contexte social qui amène la corruption. Dès lors que l'amour devient une norme sociale, aussi bien argumentée soit-elle, les individus se retrouvent dépossédés de leur sphère intime. La pire des aliénations, c'est d'obliger les gens à s'aimer les uns les autres. C'est aussi la diabolisation de notre part d'animalité, de bestialité pourtant légitime dans la vie privée, autant que la décence doit rester de rigueur dans la vie publique. C'est le malaise dans la civilisation dont parlait Freud. Un malaise social. Celui, précisément, de la société qui s'impose tellement aux individus que les individus n'ont plus d'existence propre, plus de jardin secret, plus de refuge où se ressourcer loin des autres, se ressourcer impliquant parfois la dégénérescence pour mieux se régénérer. Quand elle est seule, quand il est seul, quand elle est seule avec lui, lui avec elle, ils ont le droit de se faire du mal parce qu'ils l'ont décidé ensemble. Après coup, il peut très bien s'imaginer qu'elle va quand même tomber amoureuse de lui, peut-être parce que lui-même aussi se réserve la possibilité d'éprouver l'amour, par goût de la liberté, d'une manière ou d'une autre, et qu'il projette cette possibilité dans l'esprit de sa partenaire, dans l'idée qu'il s'en fait.

Si trois figures féminines successives lui sont apparues à un moment donné, c'est aussi parce que la femme-littérature, soit l'évocation de la femme par l'imaginaire des mots, se décompose. Il pensait d'abord que plusieurs femmes se retrouveraient en une seule, la femme-littérature, l'œuvre-femme. Il s'aperçoit que cette même femme peut répartir les différents aspects de sa personnalité en des femmes différentes, se diviser, se perdre en plusieurs identités distinctes. La personnalité commence à prendre le pas sur l'individualité en tant que telle. Elle aime la première femme, une voix en elle lui dit qu'il aurait dû rester avec cette première femme, celle qui interroge l'homme sur son passé, l'amenant à s'enfermer dans un grenier pour laisser venir à lui les images et les figures du passé dans une introspection psychologique, manifestation d'une intériorité masculine.

Par cette recherche de soi, selon elle, il mériterait de vivre. C'est son intransigeance à elle. Faire de la vie et de la mort une question de mérite. Elle n'a pas tort. Mais elle ne peut avoir donné raison à la violence conjugale dont aurait été victime la deuxième femme. Il a entendu cette approbation de la bouche de sa partenaire mais n'arrive pas à s'y résoudre. Cela ne colle pas. Se séparer quand on sent que c'est fini, ou sous l'influence d'une nécessité intérieure, oui. Mais battre une femme, lui faire violence malgré elle, non. Ce n'est pas lui. Ce n'est pas sa partenaire du moment non plus. Cette dernière n'a pas tenu de tels propos. Pourtant il s'en souvient. Nettement. Sans conviction. La troisième femme est violente parce qu'elle souffre. Voilà peut-être la clé de tout, l'espace où la vie de l'homme arrête de se briser.

Lui-même aurait pu se dédoubler aussi, se voir en deux hommes différents, l'un perdu, l'autre triomphant, l'un baroudeur à bout de souffle, l'autre auteur à succès planétaire. Entre les deux, un président, un pilote de ligne. Mais il n'y a qu'un seul homme ici. Peut-être plusieurs femmes, mais un seul homme. Le récit s'est construit d'un point de vue masculin unique, logocentrique, avec des fissures et des éclats. Sans doute parce que l'apport masculin décisif des hommes au logos a finalement servi aussi bien les femmes que les hommes, et que sans l'apport des femmes aux hommes le logos ne serait rien, ce qui légitime le logos au terme de sa remise en cause, de sa critique ou de son autocritique. Sous un angle pragmatique, de la pragmatique du discours, insister sur un détail témoignerait d'une relative indifférence à l'égard d'autres détails. Voilà pourquoi la confrontation entre les doubles n'a pas eu lieu.

Il continue à fuir, par plaisir de la fuite, non par faiblesse ni par un nihilisme qui se retournerait contre lui. Juste par plaisir. L'hédonisme, toujours. Il continue à fuir par divers moyens, dans la banalité du quotidien, du jardinage, de la cuisine, des journaux, des magazines, de l'actualité du monde, une actualité décousue dont les titres, sur le web, à la télé, à la radio, s'enchaînent sans lien logique dans sa lecture diagonale, passant du Moyen-Orient au sport, des Etats-Unis à la météo locale, du calendrier culturel à un accident d'avion au Tchad, des sans-papiers au député européen qui n'a d'écologiste que le nom, d'une jeune auto-stoppeuse disparue au dernier meeting du parti qui n'a de communiste que le nom, de son propre best-seller à un documentaire sur la Serbie. Ce clignotement entre sujets graves et légers, entre sujets légers et graves, à l'instar du clignotement de l'écran dans la chambre qu'il occupait lors de sa visite chez elle, dans le nord, ne durera pas éternellement.

Car il a accepté de devenir simple soldat. En l'acceptant, il se rendra compte physiquement que la gravité de la guerre n'est pas la même sur le terrain que devant un écran. Il se rendra compte que les médias ont tendance à traiter les sujets graves comme des sujets légers, les sujets légers comme des sujets graves. Il se rendra compte que le journalisme des technologies de masse, en cela similaire jusqu'à un certain point aux best-sellers qu'il écrit, aux films policiers ou d'espionnage qu'il aimerait tourner, contribue à nourrir une forme de sadisme passif, inconscient, confortable, le sadisme du spectateur voué à sa propre indolence, dont la froideur fait écho à la froideur des images, des actions qui s'enchaînent avec une violence distante, efficace, désincarnée. Il se rendra compte que, si l'absence d'amour n'est pas l'amour, elle n'est pas la guerre non plus.

En s'amusant de son propre désabusement, car dans l'esprit tout reste possible, il imagine que le président du pays arabe où il va faire la guerre est en fait un Américain dissident, qui lance un ultimatum au Texas. En cas de non abolition de la peine de mort dans cet Etat, les forces armées du Moyen-Orient interviendront sur place. Que des abolitionnistes soient prêts à cautionner une intervention armée dans un pays étranger, avec les morts que toute guerre implique, illustre assez bien l'absurdité du monde, de l'humanité, de l'humanisme. L'initiative de ce président ne faisant pas l'unanimité, une guerre civile éclate dans son pays, obligeant le chef d'Etat à se réfugier dans le désert. Il y a du brouillard partout, un brouillard de sable rouge, celui du désert. Les convois d'aide humanitaire écrasent des enfants au passage. Les invasions de sauterelles se multiplient, et les édifices religieux accueillent en masse les prostituées désertant les trottoirs bombardés. Tout en s'accusant mutuellement de terrorisme, les tribus rivales déplorent que leurs adversaires ne reprennent pas plutôt les négociations.

C'est en suivant les actualités qu'il apprend qu'un autre auteur à succès cautionne l'intervention de l'Occident au Moyen-Orient, dans un essai géopolitique au parti pris clairement pro-occidental, une aberration comme une autre ou, historiquement, la pire de toutes. Un concurrent parle d'un sujet, quelle meilleure manière de le devancer que d'aller sur le terrain, en tant que soldat qui plus est? C'est en suivant les actualités qu'il apprend sa propre mort. Rien d'étonnant. Après la mort de l'aventurier, du pilote, du président, la mort du romancier, la naissance du soldat. Non plus celui qui dirige les armées, ordonne les génocides. A son tour d'exécuter les ordres, de servir de viande à la boucherie du champ de bataille, loin des jeux de mots, des livres séducteurs.

La nuit, sur un lit de camp, il trouve facilement le sommeil, la fatigue physique aidant. Il rêve de se retrouver marchant sur le port de Nice, au coucher du soleil, dans la tiédeur de l'été naissant. Mais les rues sont vides. Le voilà comme projeté dans une carte postale en trois dimensions, un cœur urbain qui a cessé de battre. Il se réveille chez la première femme. Elle dort tranquillement à côté de lui. Tout n'est que douceur. Dans la pénombre, par la pensée il remonte plus loin dans le temps qu'il ne l'avait fait jusqu'alors. Des souvenirs du monastère lui reviennent.

Qui sont les hommes pour se prononcer avec certitude sur la nature de l'âme, son origine et son devenir? Qui sont-ils pour enseigner ce qui les dépasse, et pour forcer les autres à adopter à ce sujet la même position qu'eux, allant jusqu'à tuer au nom d'une conviction en mal de fondement? Qui sont-ils pour affirmer qu'il y a une âme, ou qu'il n'y en a pas? Passé un premier mouvement de révolte contre une religion jugée castratrice à cause des mortifications qu'elle impose parfois, il en est venu à la respecter comme une étrangère. La liberté de culte doit se défendre dans les deux sens: droit de croire et de pratiquer, ou de s'en tenir aux données d'une pensée matérialiste et athée, ou encore de douter.

Se comporter comme si le monde servait l'accomplissement du projet d'une volonté créatrice supérieure, ou comme s'il était à lui seul sa propre fin, incréé, régi par des lois internes et progressant au jour le jour à mesure des interactions entre ses différentes composantes, ce n'est dans un cas comme dans l'autre que référence à des discours, à des outils, ceux du verbe, permettant aux pensées, aux dires et aux actes de se structurer en fonction des besoins, qui varient d'un individu à l'autre pour des raisons diverses. Le sens de la liberté de culte tient donc à la possibilité pleinement laissée à chacun de se définir selon le spiritualisme ou le matérialisme, ce qui n'interdit pas d'essayer de trouver des points de recoupement entre ces deux systèmes pourtant contradictoires. Si, pour des raisons politiques, la civilisation régressait au point de présenter de nouveau la religion comme une obligation, posant péremptoirement la prétendue impossibilité de l'athéisme et de ses différents courants, alors la liberté de culte serait bafouée.

Cette épreuve philosophique fera place à l'amour d'une femme, la même qui dort tranquillement à côté de lui. Entre temps, le double de l'auteur se remet tout juste d'une folie dont il n'a pas élucidé toutes les causes. On ne sait jamais si, dans son onirisme éveillé, il parle de rêve ou de réalité, à la manière d'un Gérard de Nerval. Des bribes de récit laissent entrevoir la dérive d'un artiste persuadé que la mafia le poursuit, rencontrant un jour la femme de sa vie sur la scène d'un théâtre, disparaissant du domicile conjugal pour échapper à ses mystérieux ennemis, allongé sur un lit de paille dans une hutte en Afrique, recueilli par une autre femme, adultère, en l'absence du mari. Dans ce village, il ouvre un commerce avec elle.

Il s'agit en fait de la même femme. Cette actrice de théâtre joue un rôle central, elle prépare une pièce. Son mari, malade, doit garder le lit à la maison. Avant de partir répéter, elle reçoit son amant dans la salle à manger du domicile conjugal. Qui sont ces gens? Quel est le sens de cette histoire où les planètes grossissent dans le ciel nocturne, où des héros d'un autre âge préviennent les villageois qu'ils doivent rentrer chez eux, car ces héros ont lu dans le visage ténébreux des constellations qu'une catastrophe cosmique s'annonce pour bientôt?

Le double n'est-il pas plutôt ce fugitif escaladant le portail d'une maison envahie par des ombres inquiétantes, sautant sur le toit d'un train au départ de la gare de Nice et à destination d'une ville inconnue, station dont il a oublié le nom et dont il entend parler pour la première fois, mais où il retrouve l'espoir dans la lumière de l'aube? Il rencontre une fille qu'il connaît, une fille arabe, une amie de cette actrice qui est son épouse ou son amante. Il se sent attiré par elle. Elle le prend par la main, il la suit. Sur la terrasse d'un bar, ils rejoignent les membres de la troupe de théâtre. Depuis une table voisine, une autre femme les observe, une dealeuse d'héroïne venue du nord, abîmée par la vie.

Au terme de son épreuve métaphysique, il rencontre cette actrice qui lui enseigne l'amour. Ne supportant pas la médiatisation de sa promise sur une scène alors qu'il assiste à la première représentation, il s'enfuit. Jusqu'à quel point ne joue-t-elle pas un rôle? Quel gouffre d'horreur se dissimule derrière la tendresse? Il quitte la ville, fait du stop sur l'autoroute, se retrouve le lendemain dans un immeuble parisien abandonné où, au sous-sol, il travaille avec des clandestins de toutes nationalités pour un trafic, une contrebande. Ces immigrés ont tous en commun d'être malades de combustion spontanée. Ils s'enflamment de l'intérieur, s'embrasent, brûlent et meurent dans des hurlements. Elle finit par le retrouver et parvient à le sortir de cet enfer. La confusion se résout dans l'apaisement du retour au foyer. Mais le double continue à ressentir la vie de couple comme une oppression. La femme n'y peut rien. Il l'a aimée.

Un historien projette d'écrire un roman sur les cathédrales du nord, bombardées lors d'une croisade des temps modernes, évoquant le choc des cultures sans une once de racisme, fustigeant les fanatiques d'ici comme de là-bas. L'érudition architecturale y côtoie l'envergure historique, le questionnement philosophique, le débat politique, la référence à l'actualité. Une partie de lui aurait voulu l'ouvrage plus spectaculaire, plus axé sur les bombardements, moins soucieux du contexte global. Cette partie de lui s'est abreuvée des flashs du journal télévisé, de la culture des jeux vidéo. Cet historien meurt d'une balle dans la tête. Une balle de golf sur un parcours, lors d'une promenade. Personne ne sait d'où le coup est parti. Allongé sur un lit de camp, il attend de célébrer le conflit.

Cette femme baigne dans la perversion depuis son plus jeune âge. Maîtresse d'école violente, équipée de gants de boxe pour terroriser sa classe. Education sadomasochiste. Entourage familial aux moeurs libertines incestueuses et forcées. Violences conjugales. Tentatives de suicide. Divorces. Relations décomposées. Orphelinat. Solitude imposée. Cette femme est violente parce qu'elle souffre. Voilà peut-être la clé de tout, l'espace où la vie de l'homme commence à se briser. Le soir de la signature du dernier best-seller, elle voit dans l'auteur une proie facile. Il se croit séducteur mais devient une cible. Tant que persiste le climat d'incompréhension entre les sexes, l'araignée invisible tisse la toile du piège concluant toute chasse à l'homme. L'hédonisme des appétits charnels peine à saisir les effets néfastes de la dissolution relationnelle sur le développement psychologique. Sa vision transforme une jeunesse de cauchemar en scénario érogène. Alors elle se venge de lui. Elle le tue.

Comme lui, elle aurait pu s'engager dans l'armée ou se suicider. Les femmes victimes de harcèlement sexuel à l'armée sont monnaie courante. Il faudrait, en réaction, des guerrières déterminées à rendre infernale la vie de leurs compagnons d'armes. Les sadiques sont des cons, en plus d'être des connards. Ils ne supportent pas de se retrouver à la place de leurs victimes. Pire, ils s'en étonnent, ils s'en offusquent. Dans une salle d'attente à la clientèle disparate, à l'heure où les silhouettes se distinguent, elle s'attend d'abord au harcèlement du médecin de l'armée, en guise de bizutage. Lui s'attend à ce qu'elle soit docile, prompte à fournir ainsi une première preuve de sa bravoure, de sa résistance aux épreuves. Les hommes espèrent des vivres qui tardent à venir. Leur situation devient critique, à la limite du cannibalisme. Les sadiques sont des morts de faim. De l'autre côté de la frontière, à quelques heures seulement du conflit, le tourisme se porte bien.

Elle se venge de lui. Elle le livre à l'ennemi. Lui se souvient seulement de sa chute dans le sable, de cris dans une autre langue que la sienne et de sa peau se déchirant au contact du sol rugueux. On le traîne vers un hangar, d'où on le force à emprunter un escalier souterrain le menant à son cachot. Il ne sait rien de plus sur sa situation, sinon qu'il va subir des tortures destinées à le faire parler. Assis à même son lit de paille, le dos appuyé contre le mur, les mains attachées derrière, les yeux baignant dans la lueur d'un néon, il profite d'un dernier moment de calme, dans la proximité de la mort, pour s'adonner à la méditation. L'emprisonnement est désormais sa condition. Faut-il donc qu'il se retrouve enfermé pour prendre conscience du conditionnement définissant toute circulation? Auparavant, sa prison était plus vaste. Prison de l'univers, prison du monde, prison des routes accessibles, prison de son éducation, prison de son propre corps. Pas question d'en sortir. La nature en formule sans arrêt l'interdiction.

Si la notion se borne à désigner le caractère infranchissable de certaines limites, tout relève pour ainsi dire de l'emprisonnement. C'est sans compter la dimension répressive qu'elle implique forcément, excluant la gratuité. D'un point de vue légal, le prisonnier a toujours commis une faute, réponse des autorités à certains délits pour le maintien de l'ordre en temps de paix. A la guerre, les données sont différentes pour un résultat comparable. D'abord, on en veut au soldat de servir sa patrie, même si lutter contre sa propre armée prévoit des sanctions plus graves. Ce ressentiment tacite, contractuel à l'insu des hommes de terrain mais pas des stratèges, qui ont les stylos bien en main, c'est toujours l'ennemi qui se charge d'en appliquer la sanction.

La faute emprunte alors les voies de l'absurdité. Le prisonnier de guerre est un rebut de son armée en même temps qu'une menace. Il est le lieu d'un secret déterritorialisé, un bout de patrie à la dérive, un fragment d'anarchie récupérable. Qui lui en veut le plus? Les autres ou les siens? Il a tout à craindre de ces derniers, qui n'entreprennent de le sauver que pour le rendre inoffensif. Volontairement ou pas, celui qui sort des rangs s'expose à l'hostilité de la discipline, laquelle n'admet pas l'étourderie. Il reçoit donc la punition tautologique de s'être fait capturer. Tout le monde veut sa mort, surtout ceux de son camp. Rien d'étonnant. La torture l'y amène progressivement. Son conditionnement le rapproche des victimes du sadisme et des sévices sexuels. Cette forme de cruauté a un pied dans les prisons officielles, l'autre dans les prisons officieuses.

La problématique se renverse, définit la chose par son contraire. La liberté procède d'un concept plus vaste, dont les ramifications se multiplient jusqu'à s'exclure mutuellement, créant l'aliénation, l'emprisonnement, dans l'excès de complaisance. En général, la liberté, quel qu'en soit le porte-parole, quelle qu'en soit la définition, se présente comme une promesse séduisante, la certitude que le partisan y gagnera le droit et la possibilité de penser, de dire et de faire par soi-même. Paradoxale affirmation que celle de prétendre donner indistinctement à tous les mêmes moyens de se réaliser individuellement. Massif, le modèle proposé ou imposé n'écrase-t-il pas à mesure qu'il se répand? Mise à part l'homogénéisation d'un discours en tant que pouvoir et main mise sur les consciences, de la conformité à la promesse initiale, il ne reste que la marge de choix laissée à l'intérieur de ce cadre, d'où il ressort que la plus grande liberté n'est jamais que la moindre restriction des possibilités. Hors cette restriction, condition énoncée dans une définition relative, il n'y a pas de liberté possible.

La liberté du prisonnier dans sa prison est toujours plus grande que s'il pouvait absolument tout faire, car si tel était le cas, en fonction de quel point de repère effectuerait-il un choix? En prison sa marge de manœuvre est dérisoire mais elle existe, celle du prisonnier de guerre qui, sous la torture, va choisir de parler ou non. L'illusion, en l'occurrence, consiste donc à penser qu'à l'intérieur d'une même logique restrictive, telle option rend plus libre que telle autre. Dans une civilisation qui autorise autant le mariage que le célibat, l'individu qui n'a rien compris à la liberté s'estimera plus libre que le célibataire s'il choisit le mariage et vice versa, alors que sur le plan du choix le pourcentage est le même dans les deux cas. La liberté ne consiste donc pas à préférer une certaine option dans l'absolu, mais à prendre une décision relative. Mieux vaut mourir dans un cachot par choix, plutôt que de vivre au grand air par contrainte.

Ce raisonnement ne le garde pas de la nostalgie d'un temps où sa marge était tellement grande qu'il lui fallait s'imposer des points de repère supplémentaires. La question de la liberté pose celle de l'éthique. Epuisant l'inventaire de ses droits, l'incapacité à choisir dans la prise en compte de ce seul paramètre l'amène inévitablement, pour qu'il y ait liberté, à passer en revue ses devoirs. Comment définir l'éthique, et en quoi celle-ci se distingue-t-elle de la morale? Dans un cas comme dans l'autre, on peut parler d'un seuil d'acceptation du comportement individuel et collectif, des actions individuelles quantifiables dans le déroulement des activités collectives, de l'ordre de la répercussion.

De cette configuration générale se dégagent deux mouvements. Le premier part d'un pouvoir central, impose aux individus un certain nombre de directives communes. Le deuxième part des individus, vise à délimiter plus précisément à l'échelle de chacun ce seuil d'acceptation. Le premier mouvement, imposé arbitrairement par les intérêts d'une classe dirigeante, relève de la morale. Le deuxième mouvement, dont les règles procèdent d'une démarche intellectuelle personnalisée, relève de l'éthique. Plus la liberté est grande d'un côté, plus elle est appelée à se restreindre de l'autre. Pour se faire une idée de la manière dont il doit fonctionner au-delà de la morale, l'individu doit se demander à quelle configuration plus importante il se rattache nécessairement, et définir son action compte tenu de cette relation, quitte à prendre pour point de départ le plus grand ensemble connu, l'univers, jusqu'à atteindre enfin une échelle significative, sa propre planète, les règnes vivants et leur équilibre. S'il faut tuer pour vivre, jusqu'à quel point tuer les autres espèces, végétales et animales, ne remet-il pas en cause sa propre survie? Humainement, si les rivalités internes, compétitions, concurrences, conflits armés et autres luttes de classes sont nécessaires à la dynamique historique, dans quelle mesure les forts ne remettent-ils pas en cause leurs propres privilèges en exploitant les faibles, puisque tout est lié?

Si un organisme financier international ne délivre de l'argent aux Etats qu'à la condition que ceux-ci privilégient le facteur économique au profit des spéculations boursières et au détriment de l'investissement dans l'éducation, dans quelle mesure n'est-il pas en contradiction avec son propre intérêt? Peut-on envisager d'isoler la finance des autres paramètres tout en espérant échapper aux répercussions néfastes que cette mesure entraînerait par ailleurs? Peut-on prétendre résoudre dans le long terme les problèmes du chômage, de la misère, de la toxicomanie et de la délinquance par des mesures répressives ou humanitaires dans le court terme? L'orientation rhétorique de ces questions ne suppose qu'une réponse possible, négative, dont il faut que les responsables des grands organismes financiers prennent conscience afin de permettre à un équilibre de se rétablir.

La proposition, selon laquelle il est possible d'infléchir à grande échelle les lois de l'économie vers plus de justice, remet en cause celle selon laquelle les spéculations financières ne peuvent que suivre leur propre cours dans le mépris de conséquences jugées inévitables bien que fâcheuses. Si la réponse naturelle de chacun à l'ordre collectif est d'aspirer à plus de liberté, c'est-à-dire à plus de possibilités, et que ce plus grand nombre de possibilités tient à un accroissement des revenus financiers, chacun, de part et d'autre, ne fait, en demandant plus d'argent, qu'essayer de tirer la couverture à soi. A cette différence près, que les plus défavorisés aspirent légitimement à une vie décente, là où les plus favorisés accentuent, par outrance et par voracité, le déséquilibre du monde. La lutte s'impose quand une masse trop importante se retrouve excédée par le mur de silence que les castes dirigeantes, bourgeoises, s'obstinent à opposer aux revendications populaires, prolétariennes. Les révolutions elles-mêmes courent le risque de remplacer une minorité d'oppresseurs par une autre. La machine infernale recommence.

La réponse hédoniste à la politique manifeste le refus d'une souffrance, la souffrance de sa propre génération. Les grands systèmes ont tendance à négliger l'individu et ce qu'il peut ressentir. La quête du plaisir permet aux plus humbles de supporter leurs conditions de survie. Plus ces dernières deviennent éprouvantes, plus la satisfaction des désirs mobilise la pensée, prison des passions là où la pauvreté limite toute émancipation. Ce n'est pas un luxe. L'ironie des droits de l'homme se révèle dans l'absence des conditions matérielles et financières propices à la jouissance de la loi. Sur le plan éthique et dans le cadre de la vie privée, tout est bon entre adultes majeurs pourvu que le consentement soit mutuel. Encore faut-il avoir le loisir d'en profiter.

La réponse hédoniste à la politique manifeste le refus d'une souffrance, la souffrance des générations à venir. Aucun individu ne doit à son espèce la perpétuation de celle-ci. Enfanter n'est pas un devoir. Et ce droit de ne pas procréer, même les plus misérables peuvent en user, en abuser. Pour que la femme n'ait plus à subir la douleur d'enfanter. Pour que l'homme n'ait plus cette responsabilité à fuir. Pour que l'enfant n'ait plus à voir de ses yeux combien la guerre est jolie, dixit Apollinaire. Pour que le patriote, censé protéger la femme, l'homme et l'enfant, ne se retrouve plus emprisonné, abandonné des siens, tenté de travailler pour l'ennemi afin d'échapper à la torture. Après elle, après lui, après eux le déluge, vaut mieux qu'une lente déchéance de l'espèce. Déchéance du citoyen, du consommateur, de la chair à canon, du détritus vivant, au fond de sa prison. Comme un seul homme.

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